Kevin Teeroovengadum, économiste : « Maurice confronté à des défis de repositionnement face au nouvel ordre mondial »

La situation au niveau géopolitique préoccupe. Ses répercussions sur notre économie inquiète. Tant et si bien qu’on en parle que de ça. L’économiste Kevin Teeroovengadum évoque, dans l’entretien qui suit, les défis qui nous guettent…

Zahirah RADHA

Q : À peine remis des effets de la pandémie de la Covid-19 que voilà la guerre entre la Russie et l’Ukraine chamboule de nouveau le monde. Qu’est-ce que cela augure pour l’économie mondiale ?

Avant même que la crise Russie-Ukraine ne pointe le bout de son nez, les instances internationales avaient déjà, soit depuis le mois de janvier, commencé à revoir à la baisse la croissance initialement prévue pour cette année en raison d’un ralentissement économique comparé à 2021. L’économie mondiale était déjà confrontée à plusieurs problématiques, dont le taux d’inflation record enregistré par les pays développés pour la première fois depuis les derniers 30 ou 40 ans, le problème de logistiques qui dure depuis l’année dernière et finalement, la hausse du taux d’intérêt pratiquée par plusieurs banques centrales, dont l’Angleterre, le Canada, l’Afrique du Sud et la Banque Centrale de l’Amérique qui se dirige aussi dans cette direction.

Ajouté à cela, il y a aussi eu une hausse du prix des commodités, dont du pétrole et du gaz. Les signes étaient donc loin d’être favorables avant même cette crise. Celle-ci vient maintenant compliquer davantage la situation sur le long terme. Les enjeux géopolitiques décideront de l’évolution de la situation mondiale. La croissance mondiale sera nettement inférieure à ce qu’on avait prévu tandis que l’inflation, elle, augmentera davantage. ‘Soy lor soy’, si je peux le résumer ainsi.

Q : Ces impacts ne seront-ils pas néfastes pour notre économie, sachant qu’elle se porte très mal depuis plusieurs années, avant même l’avènement de la Covid-19 ?

Voyons d’abord les faits. La Russie ne contribue que 1,5% du PIB de l’économie mondiale. Théoriquement, cette contribution ne représente pas grande chose. Mais il ne faut pas oublier que la Russie contrôle beaucoup les produits énergétiques. Sur le plan géopolitique, le monde est divisé en deux avec, d’un côté, l’Occident et de l’autre, la Russie et la Chine. C’est l’Ouest versus l’Est. On parle là d’un nouvel ordre économique qui se dessine. Les transactions bancaires, à travers le système Swift, avec la Russie ont été suspendues par l’Amérique. La Russie est aussi privée des produits technologiques par l’Amérique et l’Europe.

Tout cela impactera sur les décisions politiques des autres pays, incluant Maurice. Quelle carte politique jouera-t-on pour assurer, qu’à l’avenir, les superpuissances n’ont pas d’emprise totale sur nous ? Peut-on, par exemple, continuer à se fier aux paiements ‘Swift’ ou faudra-t-il que le mode de paiement soit diversifié ? Sur le plan technologique, pourra-t-on compter uniquement sur des technologies venant d’une partie spécifique du monde ? Tout cela pour vous dire qu’il y aura des implications qui iront au-delà de l’aspect purement économique.

Q : Et qu’en est-il de l’aspect purement économique de ces répercussions ?

Après une décroissance de 15% en 2020, Maurice a connu une croissance très faible, soit environ 4%, en 2021. Même avant le début de la crise en Ukraine, l’inflation ‘ti pe donne bal’ en se chiffrant à environ 7,5% au début de cette année-ci, sachant que les citoyens lambda savent que le taux réel de l’inflation est bien plus que celui publié par les autorités. La dette avait déjà atteint un niveau vertigineux et on n’arrivait pas à créer de l’emploi pour les jeunes. Cette crise vient maintenant corser la situation. La croissance sera de nouveau très faible cette année-ci. Les différents secteurs de l’économie devront s’adapter à une situation très ‘challenging’ où il n’y aura que très peu de visibilité. Cette période de turbulences économiques pourra durer pendant des mois et des mois et elle aura malheureusement une répercussion directe et indirecte sur Maurice.

Q : Le ministre des Finances mise sur une croissance de 6, 5% pour 2022. Cette prévision devra-t-elle donc être revue à la baisse ?

Depuis ces trois dernières années, il a toujours été exagérément optimiste. Mais il est toujours passé à côté de ses objectifs de croissance. Même avant cette crise, il était difficile pour que le pays puisse dépasser une croissance de 5%. Avec cette nouvelle complexité, je pense qu’on pourra se féliciter si on arrive à répéter la croissance de l’année dernière, soit 4%. Ce qui est plus important et que je répète à plusieurs reprises, c’est la qualité de la croissance qui compte !

Q : La relance de notre secteur touristique est-elle compromise avec cette nouvelle crise ?

Je le dis systématiquement, mais encore une fois, avant même la crise en Ukraine, la relance touristique a été lente. Au début de cette année, les Maldives et les Seychelles avaient respectivement réalisé 85% et 60% de leur performance de 2019 alors que Maurice n’était parvenu à réaliser que 30% de sa performance de 2019. Les objectifs fixés par les autorités n’ont pas été atteints. Cela devient maintenant plus compliqué pour nous. Sur le court terme, cette crise pourra impacter sur les réservations aussi bien que sur les marchés touristiques, car les visiteurs seront probablement réticents à voyager. Une ouverture sur l’Europe de l’Est et la Russie est aussi compromise, vu le contexte géopolitique. Le tourisme se retrouve donc dans une impasse.

Q : Quels sont les autres secteurs qui seront affectés par cette crise ?

Il y a une multitude de secteurs qui seront éventuellement impactés. D’abord, nos importations souffriront. Étant donné que certains pays ont suspendu leurs lignes de transport avec d’autres, il y aura un problème au niveau de la transportation et du cargo. Ce qui affectera de nouveau le coût du fret, après la récente hausse de l’année dernière. Nos exportations, qui connaissaient une certaine reprise avant cette crise, seront aussi touchées sur le court terme puisque le ‘mood’ des consommateurs européens sera affecté, freinant ainsi la consommation. Nos services financiers ne seront pas épargnés non plus.

Q : Notre société, déjà lourdement impactée par la flambée du coût de la vie, ne sera-t-elle pas encore plus fragilisée ?

Définitivement. Le pays était déjà à genoux et il tentait désespérément de se relever depuis les deux dernières années. Avec la flambée de prix sur le plan international et une pénurie potentielle des produits de consommation – n’oublions pas que la Russie contrôle le marché du blé à hauteur de 30 à 40% – notre société sera malheureusement impactée de façon significative. La reprise sera bien plus lente que ce que l’on pensait.

Q : Notre politique monétaire doit-elle être revue afin de soulager la population ?

La Banque centrale avait déjà réduit, il y a deux ans de cela, le ‘repo rate’ pour le ramener à 1,85%. Les épargnants ne bénéficient pratiquement pas d’intérêts sur leurs épargnes. Les épargnants s’appauvrissent, tout comme les consommateurs qui doivent faire les frais de la hausse des commodités et de l’inflation qui tourne pratiquement autour de 10%. La dépréciation de la roupie s’accélère, faute de revenus étrangers.

Le ‘repo rate’ est tellement bas que la Banque de Maurice a les mains liées. Les autorités sont en train de « run out of ammunition » parce que pendant plus de dix ans, elles n’ont pas préparé le pays à faire face aux enjeux géopolitiques et les crises qui peuvent surgir au niveau de l’importation ou de la pandémie. Elles n’ont plus d’armes pour pouvoir combattre. Conséquence : le pays sera davantage fragilisé. Les répercussions seront dures pour les consommateurs qui seront de nouveau pénalisés. La population continuera de s’appauvrir.

Q : Pensez-vous que le gouvernement doit venir avec des mesures ciblées pour éviter une crise sociale ?

Bien sûr, mais puisque le gouvernement n’a jusqu’ici pas pris de bonnes décisions, il sera obligé d’augmenter les taxes…ou peut être négocier avec les superpuissances pour des Grants ou Soft Loans.

Q : Au détriment de la population encore une fois ?

Il devra cibler ceux qui ont plus de moyens financiers. Les secteurs qui réalisent une bonne performance peuvent, par exemple, être appelés à contribuer davantage en termes de taxe sur le court terme. Ou sinon, le gouvernement peut venir avec deux types de TVA, une pour les produits de consommation courante et une autre pour les produits de luxe, comme c’est pratiqué dans plusieurs pays à travers le monde. Bref, il n’y a pas de 36 000 solutions, pour tout vous dire.

Q : Face à ces défis de taille, une réinvention de notre économie ne s’impose-t-elle pas ?

Notre économie aurait dû être réinventée depuis 10 ans de cela. Malheureusement, même après la Covid-19, rien de tangible n’a été fait. Aujourd’hui plus qu’hier, une réinvention s’impose. Pour y parvenir, les autorités doivent premièrement jouer la carte de la transparence vis-à-vis de la population sur l’état de notre économie. Deuxièmement, le gouvernement doit énumérer les défis auxquels nous faisons face et troisièmement, il devra nous dire quels sont les sacrifices auxquels nous devrons tous, entendez par-là le gouvernement lui-même, le secteur privé et la population, nous consentir pour sortir notre pays de cette crise. Il faudra aussi que le gouvernement privilégie la compétence, indépendamment de la couleur politique, pour relancer de nouveaux secteurs. Sinon, cela va être très dur de remonter la pente. De toute façon, c’est déjà très dur depuis 2020. Parlez au peuple, et vous aurez la réponse. C’est si évident pour la majorité des Mauriciens !

Q : Que faut-il justement faire pour remettre le pays sur les rails ?

Le gouvernement doit primo, tacler les gaspillages dont fait annuellement état le rapport de l’Audit. Secundo, il doit venir avec une stratégie pour se débarrasser de tous les actifs non-productifs de l’État et tertio, il faut qu’il revoie ses priorités au niveau des projets. La ‘top most priority’, selon moi, doit être la sécurité alimentaire. Avec ce qui se passe au niveau mondial, il est primordial que le gouvernement vienne avec des mesures concrètes pour réduire nos importations des produits alimentaires en l’espace de cette année, car on se dirige potentiellement vers une pénurie alimentaire. Il faut donner des ‘incentives’ au secteur privé et surtout aux petites entreprises pour qu’ils puissent transformer le secteur agricole. Bien entendu, cela ira de pair avec une campagne visant à éduquer la population sur l’importance de consommer les produits locaux.

Puisque Maurice est géographiquement loin de la crise Russie-Ukraine, il est souhaitable que le gouvernement relance le ‘silver economy’. Cela nous permettrait d’attirer des retraités de l’Europe et ailleurs de s’installer chez nous, loin des enjeux géopolitiques de leurs pays. Enfin, il faudra parallèlement moderniser le secteur médical puisque celui-ci va de pair avec le ‘silver economy’.