Me. Richard Rault : « Nous craignons que la ‘Prosecution Commission’ ne soit pas indirectement au rendez-vous à travers un système concurrent au Parquet »

Dans l’entretien qui suit, l’avocat Richard Rault décortique le bras de fer qui oppose le Commissaire de police, Anil Kumar Dip, au Directeur des Poursuites Publiques (DPP), Me. Rashid Ahmine, tout en exprimant ses craintes…

Zahirah RADHA

Q : La guerre qu’a déclarée le bureau du Commissaire de police contre le bureau du DPP se poursuit de plus belle avec la plainte constitutionnelle qu’il a logée contre Me. Rashid Ahmine, alors qu’on s’attendait à ce que le bras de fer s’arrête après l’arrêt de la magistrate Nitisha Seebaluck. Comment analysez-vous cette situation ?

Je le vois comme un entêtement de la part du Commissaire de police qui est un poste constitutionnel. Il s’entête à vouloir empiéter sur les prérogatives du DPP qui occupe également un poste constitutionnel. Pourtant, nous nous attendions à ce que le ‘ruling’ de la magistrate Seebaluck y mette un terme, puisqu’il clarifie ce que prévoit la section 72 par rapport à la section 71. Celle-ci ne permet pas au CP de rompre cet équilibre qu’il veut, lui, bousculer.

Malheureusement, il semble que le CP a un agenda bien particulier. On ne peut pas s’empêcher de se demander si cet agenda a trait au conflit, disons familial, qui concerne le cas de son fils et les actions du DPP contre ce dernier pour contester les recommandations de la Commission de Pourvoi en grâce de le gracier. C’est, en tout cas, l’opinion qu’ont, à tort ou à raison, Monsieur et Madame Tout-le-monde. Quand des personnalités occupant des postes de cette envergure oublient leurs propres responsabilités, il en résulte  une crise institutionnelle telle qu’on la voit actuellement.

L’inertie du Président de la République, qui est le chef de l’exécutif et le gardien de la Constitution, interpelle aussi. On aurait souhaité qu’il appelle l’une ou l’autre partie, à défaut des deux, pour tenter de trouver un terrain d’entente, car cela nuit à la réputation de Maurice en tant qu’État de droit. Cette persistance de la part du CP de se mêler des questions de poursuite et de s’accaparer des prérogatives du DPP nous laisse très songeur.

D’autant que nous voyons, en ce moment, comment, en Israël, la population s’interroge sur les tentatives de l’exécutif de faire passer des lois pour remettre en cause les pouvoirs et les ‘findings’ de la Cour suprême israélienne. Bien sûr, on peut s’étaler en long et en large sur la façon de faire de l’état israélien sur l’accaparement systématique des territoires dits occupés et de la Cisjordanie, mais il faut aussi reconnaître que la Cour suprême israélienne a eu, par moments, un rôle très positif dans la limitation des actions de l’armée et de l’exécutif israéliens.

Aujourd’hui, le nouveau gouvernement israélien vise à contrecarrer les actions de la Cour suprême israélienne. Est-ce ce qu’on veut à Maurice ? C’est exactement dans cette direction que le CP veut nous emmener en s’accaparant des pouvoirs du DPP qui peut, selon la Constitution, commencer et arrêter des poursuites, mais aussi reprendre, à son compte, des poursuites qui ont été engagées en vertu d’une « private prosecution ». On craint que ce soient des dangers qui nous attendent si le CP persiste dans cette voie.

Q : Vous avez évoqué l’agenda personnel du CP et aussi l’inertie du Président de la République. Mais ne croyez-vous pas que c’est une action plus politiquement motivée, au vu des personnes – tous des opposants politiques du pouvoir – qui sont concernées par les enquêtes qui sont au cœur de la contestation du CP ?

On laissera le soin à la Cour de trancher en ce qu’il s’agit de leurs cas. Cette plainte constitutionnelle sera au cœur même de l’interprétation de notre Constitution. On s’attend à ce qu’il y ait un « Full Bench » de la Cour suprême pour entendre cette affaire. On souhaite aussi, qu’en cas d’appel, elle aille directement au Conseil privé. Il y aura certainement un ‘speed track’ et on peut légitimement espérer que d’ici la fin de l’année, on sera fixé…

Q :  Ça va aller aussi vite que cela ?

Cela peut se faire s’il y a la volonté. Il faudra établir un calendrier bien précis pour le permettre. Quant aux parties qui sont concernées, c’est inévitable que la présidence, le Premier ministre, en tant que ministre de l’Intérieur, l’Attorney General, et d’autres institutions comme l’ICAC, en tant que partie intéressée, soient jointes à l’affaire.

Ce sera, par contre, intéressant de voir qui sont ceux qui vont représenter les intérêts du CP et quel sera leur degré d’indépendance, qu’ils travaillent pro-bono ou pas. Car ils sont susceptibles de comparaître, en Cour, pour des accusés qui sont poursuivis suite à des enquêtes diligentées par les services du CP. Il faudra veiller à ce qu’il y ait une indépendance totale entre les affaires qu’ils défendront en tant qu’avocats du privé et l’affaire dans laquelle ils représenteront le CP.

Q : Il y a, parmi, un ‘King’s Counsel’ (KC) qui ne travaillera certainement pas à titre pro-bono

Pour le bien du trésor public, j’espère que ce soit pro-bono. Mais ne soyons pas naïfs…

Q : La façon dont le CP met tous les moyens de son côté ne donne-t-elle pas une indication de l’importance qu’il accorde à cette affaire ?

Tout à fait. L’enjeu est grand. Il remet en cause une tradition séculaire qui remonte au temps où il n’existait pas encore le DPP, mais un Procureur et un ‘Advocate General’ sous l’ère de la colonisation. Les rôles étaient bien distribués. La police s’occupait des enquêtes et le Procureur était responsable des poursuites, comme le fait maintenant le DPP.

Ce qui est aussi important, c’est de savoir qui va encourir les frais des avocats du privé engagés par le CP. Dans l’‘Appropriation Bill’ du dernier budget, cette dépense n’était pas prévue. L’Audit devra, dans un souci de transparence et de redevabilité, vérifier d’où sort cet argent, sachant que, de toute façon, ce sont nous, les contribuables, qui devrons inévitablement passer à la caisse.

Q : Mais les pouvoirs conférés au DPP sous l’article 72 de la Constitution ne sont-ils pas suffisamment clairs ?

Sentant probablement que les carottes étaient cuites du côté de la cour de district, le CP a donc choisi la voie d’une plainte constitutionnelle sur une panoplie de cas bien précis pour contester les prises de position du DPP. Les divergences entre le CP et le DPP remontent d’ailleurs depuis un certain temps déjà.

Q : Cela a-t-il un impact sur des cas en cours ?

Ce que la défense craint surtout en ce moment, c’est que les frictions entre ces deux postes constitutionnels ne génèrent des vices de procédures, alors qu’elles auraient dû coopérer et rejoindre leurs forces en vue d’assurer que les cas sont « beyond reasonable doubt », selon les procédures voulues. Nous craignons un imbroglio juridique provoqué par ces divergences, tel que la rétention probable d’informations au niveau de la police. Normalement quand le DPP demande des dossiers à la police, il obtient tout, y compris les « unused materials ». Or, maintenant, on se demande si tous les documents vont être soumis au DPP de manière franche et complète. Cela crée une certaine dose de méfiance.

Q : Vous craignez donc que cela ait un impact sur l’issue des enquêtes ?

Il ne faut pas oublier que c’est sur la base de tous les documents et de toutes les informations que versent les enquêteurs aux dossiers avant que ceux-ci ne remontent vers le Parquet que ce dernier peut statuer s’il ira de l’avant avec des poursuites ou pas. Maintenant, s’il y a une rétention d’informations au niveau de la police…

Q : C’est grave si c’est ainsi…

C’est potentiellement dangereux. Jusqu’ici, on n’a jamais pensé qu’il y aurait un tel conflit.

Q : Pourtant, le gouvernement avait déjà donné un aperçu avec le ‘Prosecution Commission Bill’ qu’il voulait introduire, n’est-ce pas ?

D’où notre crainte que cette ‘Prosecution Commission’ ne soit pas indirectement au rendez-vous à travers un système concurrent au Parquet.

Q : C’est-à-dire ?

Si le CP peut avoir ses propres conseillers légaux et s’il prétend qu’il peut loger des affaires de façon indépendante – qui, selon moi, ne relève pas de ses droits -, cela risque de créer une situation concurrente par rapport au Parquet. Il ne faut pas que l’organe qui fait des enquêtes soit le même qui fait des poursuites. La police ne peut pas, ainsi, faire à la fois des enquêtes et des poursuites. Cela risque de mettre en danger la présomption d’innocence et les droits des citoyens. C’est comme si on me demandait de corriger mes propres devoirs. Je serais alors le plus mauvais correcteur, puisque je ne verrais même pas les fautes que j’ai commises.

Q : Le jugement viendra donc mettre les points sur les i ?

Nous, dans la profession, nous savons très bien où se situe la ligne de démarcation. Mais maintenant que cela va être établi en Cour, nous attendrons cet éclairage avec une certaine impatience.