- « Il faut que plus d’accent soit mis sur la promotion de nos services financiers, d’autant que nos compétiteurs sont omniprésents. Si notre présence ne se fait pas remarquer, nous ne serons malheureusement plus l’une des ‘preferred jurisdictions’ à l’avenir »
- « Quant aux recommandations faites par la Banque Mondiale et le FMI, les autorités devront tôt ou tard trouver une solution pour s’assurer que Maurice ne soit pas affecté »
- « Nous avons un nombre élevé de jeunes chômeurs alors qu’il nous faut absolument du personnel dans certains secteurs […] Il nous faut régler le problème de mismatch »
« Le ‘blacklisting’ de Maurice a terni notre réputation. Il nous faut maintenant redorer notre blason ». C’est Samade Jhummun, le CEO de ‘Mauritius Finance’, qui le dit. Dans l’entretien qui suit, il égrène les défis auxquels sont confrontés nos services financiers, dont l’exode des professionnels du secteur.
Zahirah RADHA
Q : ‘Mauritius Finance’ a lancé, hier, la première édition du ‘Job and Education Fair’. Quel est l’objectif de ce salon ?
Le secteur des services financiers fait aujourd’hui face à un gros défi par rapport au recrutement des professionnels. Et cela pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’une expansion des activités du secteur exige l’embauche de nouveaux professionnels. Et deuxièmement parce que les ‘support services’ fournis par des compagnies multinationales présentes à Maurice ont résulté en une hausse du nombre d’emplois disponibles.
Nous faisons parallèlement face à un souci majeur : le ‘brain drain’. Nous sommes quelque peu victimes de notre succès puisque nos jeunes professionnels ayant de l’expérience se voient offrir d’énormes opportunités, incluant des salaires plus attrayants, dans des juridictions comme le Luxembourg, le Jersey, les îles Caïmans, le Malte et ailleurs. 600 Mauriciens ont d’ailleurs déjà obtenu des ‘works permits’ rien qu’au Luxembourg. Nous sommes constamment confrontés à un exode des professionnels.
Ce manque de personnel entraine une inflation artificielle de salaires. Ce qui provoque, à son tour, une hausse énorme du ‘cost of doing business’. Il nous faut donc arrêter cette hémorragie pour ne pas hasarder le secteur.
Q : Êtes-vous confiant d’avoir pu atteindre ce but à travers ce salon ?
Définitivement. Nous visions, à travers ce ‘Job and Education Fair’, d’informer le grand public sur les opportunités existantes et futures. Les jeunes et leurs parents ont pu interagir avec une vingtaine d’employés. Outre des recrutements effectués sur place, les visiteurs ont pu aussi prendre connaissance des ‘schemes’ disponibles pour des formations. Nous cherchions également à faire ressortir qu’une qualification dans la filière des finances n’est pas nécessaire pour travailler dans le secteur. Malheureusement, nous ne pourrons pas atteindre notre objectif dans l’immédiat. Mais je suis confiant qu’avec le travail qu’on a démarré, couplé par le début prochain de certains programmes de formation, nous pourrons attirer plus de jeunes vers ce secteur.
Q : Vous dites qu’il ne faut pas nécessairement avoir une qualification au niveau des finances pour pouvoir obtenir un job dans ce secteur alors que celui-ci est très technique. N’est-ce pas un peu ambigu ?
Vous avez parfaitement raison. C’est un secteur technique. Mais nous n’avons pas besoin des qualifications ayant trait uniquement aux services financiers. Nous avons besoin de personnel à différents niveaux, dont l’IT, les ressources humaines et autres. Il y a malheureusement un ‘mismatch’ sur le marché du travail. Beaucoup de jeunes gradués se retrouvent sans emploi parce qu’il n’y a pas de demande pour les cours qu’ils ont opté de faire. C’est pour cela que nous travaillons avec la HRDC pour offrir des cours spécifiques que nous avons besoin. Ces cours débouchent ensuite sur des placements et éventuellement sur des emplois qui permettent aux jeunes de rester dans le secteur. C’est ce que nous faisons depuis les deux dernières années. Cela nous a permis de recruter une centaine de jeunes l’année dernière. 75% d’entre eux sont restés dans le secteur. Nous avons actuellement une autre campagne qui vise 150 jeunes sans-emplois.
Q : Les cours et les certifications qui sont dispensés par nos établissements d’études supérieures répondent-ils aux besoins du secteur ?
Il y a une liste qui est préparée par la « Higher Education Commission » (HEC). Mais c’est dommage que des cours jugés importants pour les services financiers ne figurent pas sur la liste prioritaire. D’ailleurs, la question n’est pas de savoir si nous avons des cours ou pas, mais plutôt si nous en avons assez. Certains cours dont nous en avons besoin ne sont pas dispensés dans les universités. C’est dommage. Il faut savoir que des jeunes qui suivent certains cours spécifiques en finances sont souvent en présence d’une offre d’emploi avant même qu’ils ne quittent l’université.
Pour mettre un terme au ‘mismatch’ sur le marché de l’emploi, il nous faut peut-être arrêter certains cours qu’offrent des universités et augmenter d’autres pour lesquels il y a une demande. Au niveau de ‘Mauritius Finance’, nous travaillons en collaboration avec divers organismes reconnus internationalement concernant certains cours spécifiques liés, par exemple, au ‘compliance’, ‘fund accounting’, ‘security and investment’, ‘trust and foundation’ et autres.
Ces cours sont très structurés et ne durent pas nécessairement pendant une année ou deux. Ils sont dispensés en ligne, à travers l’‘Online Structured Platform’, et peuvent être complétés au bout de trois à six mois.
Q : Le secteur des services financiers offre-t-il une sécurité d’emploi ?
C’est un des secteurs qui n’a pas été affecté par la Covid-19. C’est aussi le seul secteur qui n’a pas licencié, mais qui a, au contraire, recruté durant cette période. Le nombre d’emplois dans ce secteur a augmenté de 8% à 10%. Il faut aussi noter que les services financiers emploient plus de 60% de femmes. Les salaires commencent à partir de Rs 25 000 pour un jeune gradué et peuvent aller jusqu’à plus de Rs 100 000 pour un manager qui a plus de dix ans d’expérience. C’est un secteur démocratique où prime la méritocratie et où les discriminations n’ont pas leur place. Seulement la compétence compte.
Q : Parlons de la situation actuelle des services financiers. Les exigences liées à ce secteur ne sont-elles pas encore plus grandes après l’impact du « blacklisting » de l’Union Européenne (UE) ?
Effectivement, les exigences ont certainement accru. Mais dans l’ensemble, le secteur des services financiers a toujours été régi par des lois, dont celles sur le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (AML/CFT). Ces lois ont désormais été étendues non seulement aux services bancaires et non-bancaires, mais aussi aux avocats, comptables, ‘estate agents’ et bijoutiers, entre autres. Nous avons travaillé en collaboration avec les autorités pour pouvoir sortir de cette liste en un temps record. Nous en sommes sortis grandis. Sur les 40 recommandations de la ‘Financial Action Task Force’, Maurice a pu se conformer à 39. Ce qui est meilleur que Singapour, Londres et l’Europe. Nous attendons le prochain ‘re-rating ’ avec l’espoir de pouvoir ‘comply’ avec la dernière recommandation qu’il nous reste. Ce qui fera alors de Maurice « one of the first countries in the world to comply with all the 40 recommendations »
Q : Le plus important n’est-il pas de maintenir le cap pour ne plus rechuter ?
Tout à fait. Il est primordial de maintenir cette pérennité afin de ne pas nous retrouver de nouveau sur cette liste. Ce n’est pas parce que nous n’y sommes plus que le régulateur et les autorités ont cessé de faire des inspections. Au contraire, celles-ci se poursuivent de la même façon. Nous devons nous assurer que Maurice soit toujours à la pointe des exigences et des standards requis, que ce soit au niveau du FATF, de l’UE ou de l’OCDE. Il nous faut encore établir certains ‘standards’, compte tenu de l’évolution de notre façon de faire du business. Nous devons toujours rester à la pointe des avancées.
Q : Maurice a quand même dégringolé à la 87ème position dans le ‘Global Financial Centre Indices’. Quels sont les facteurs qui ont mené à cela ?
Normalement, les exigences doivent être respectées. L’image de la juridiction figurent parmi les critères qui sont pris en considération au moment de l’évaluation. Or, le ‘blacklisting’ de Maurice a joué contre l’image de notre pays. Viennent ensuite les facteurs de la disponibilité des ressources et l’‘attractiveness of foreign talent’. Nous devons malheureusement accepter que Maurice soit devenu une ‘high tax jurisdiction’ pour les individus. Ce qui n’attire pas de nouveaux étrangers au pays, surtout depuis l’introduction du ‘solidarity levy’. C’est ce qui explique la baisse du ‘ranking’ de Maurice comparé aux années précédentes.
Q : Est-ce à dire que Maurice a encore du chemin à faire avant de devenir un centre financier international ?
Écoutez, nous sommes déjà reconnus comme un centre financier dans la région. Maurice est le premier pays auquel pensent les investisseurs quand il s’agit de l’Afrique. Mais le travail ne s’arrête évidemment pas là. Il y a encore beaucoup de défis à relever. Nous devons continuer à évoluer. Je pense personnellement que nous sommes sur la bonne voie, bien qu’il y ait encore beaucoup à faire.
Q : Où en est-on avec le Blueprint qui avait été lancé en 2018 ?
Le Blueprint réalisé par la firme McKinsey visait à doubler la capacité, dont le nombre d’emplois, des services financiers du pays et d’accroître sa contribution au PIB. Le nombre d’emplois a déjà augmenté. Mais cela ne veut pas nécessairement dire que notre capacité augmente. N’oubliez pas que le secteur évolue rapidement aujourd’hui. Le Blueprint datant de 2018 doit être réadapté aux exigences actuelles. Nous continuons néanmoins de l’implémenter quoiqu’il sera difficile de doubler la production si nous n’avons pas les ressources nécessaires, soit « the right professionals to do it ».
Q : Quand l’indépendance de la BoM est remise en question et que des organismes internationaux comme le FMI tire la sonnette d’alarme par rapport à la MIC qui reste sous l’égide de la banque centrale, des répercussions sur les services financiers ne sont-elles pas à craindre ?
Il n’y a pas vraiment de répercussions directes puisque nos clients ne sont pas nécessairement affectés. Ceci dit, quand des recommandations sont faites par des instances internationales, nous devons nous assurer qu’elles soient prises en compte. Quant aux recommandations faites par la Banque Mondiale et le FMI, les autorités devront tôt ou tard trouver une solution pour s’assurer que Maurice ne soit pas affecté.
Q : Que faut-il faire pour redynamiser les services financiers de sorte à ce qu’ils ne restent pas statiques ?
Le ‘blacklisting’ de Maurice a terni notre réputation. Il nous faut maintenant redorer notre blason. Le gouvernement doit faire beaucoup d’exercices de promotion pour augmenter la visibilité de nos services financiers. Faisons une simple comparaison. Le budget prévoit Rs 400 millions pour le tourisme qui contribue à hauteur de 7 à 8% du PIB. Par contre, les services financiers, qui contribuent plus de 13% directement au PIB, n’ont pas eu la même considération. Il faut que plus d’accent soit mis sur la promotion de nos services financiers, d’autant que nos compétiteurs sont omniprésents. Si notre présence ne se fait pas remarquer, nous ne serons malheureusement plus l’une des ‘preferred jurisdictions’ à l’avenir.
Q : À qui incombe-t-il de faire cette promotion en l’absence d’une structure qui y soit dédiée ?
Il y a un département au niveau de l’EDB qui s’en occupe. Il faut toutefois augmenter notre présence sur le terrain au niveau international, car nos clients ne sont pas basés à Maurice. Il nous faut identifier des marchés spécifiques au niveau de l’Afrique, l’Europe et l’Inde, et faire des campagnes ciblées.
Q : Face à nos compétiteurs que sont le Dubaï, le Singapour et l’émergence du Gujarat International Finance Tec-City (GIFT City), n’y a-t-il pas une urgence de réinventer et repositionner nos services financiers ?
La compétition est constante et sera toujours présente. Nous n’avons pas de contrôle sur ce que font nos compétiteurs. Par contre, à notre niveau à Maurice, nous ne devons pas ‘shoot ourselves in the foot’. Nous devons continuer à évoluer par rapport au ‘cost of doing business’ et l’‘ease of doing business’. Ces facteurs restent nos atouts pour attirer les clients à Maurice. Nous avons beaucoup changé les lois au cours des cinq dernières années. Nous avons aussi de nouveaux produits. Mais notre ‘bread and butter’ demeure les produits que nous avions initialement, bien que nous continuions à venir avec des produits innovants.
Le ‘Variable Capital Company’ (VCC) sera ainsi un ‘game changer’ et il entrainera probablement une hausse du nombre de fonds d’investissements. Les ‘digital assets’ et ‘initial tokens’, régis par la ‘Virtual Asset and Initial Token Offering Services (VAITOS) Act’ en vigueur depuis février, sont aussi prometteurs. Ce sont des produits d’avenir sur lesquels nous devrons mettre l’accent. Mais ‘make no mistake’, nous devons aussi maintenir notre ancien pôle de croissance.
Q : Le Rwanda, qualifié comme le ‘Singapore of Africa’, ne risque-t-il pas de nous surprendre ?
Bien sûr, mais il n’y a pas que le Rwanda. Singapour, GIFT City et Dubaï sont aussi des challengers auxquels Maurice doit faire face. Notre seul avantage, c’est que nous sommes présents depuis les trente dernières années. Aujourd’hui, nous avons une ‘proven and tested jurisdiction’. Nous avons la stabilité économique et politique. Beaucoup de nos clients préfèrent Maurice en raison de notre ‘risk mitigating platform’. Par contre, il y a beaucoup de risques qui sont toujours associés au Rwanda qui, je le pense, reste un compétiteur sérieux pour nous à l’avenir. C’est pour cela qu’il ne nous faut pas dormir sur nos lauriers. Nous devons redoubler d’efforts pour rester compétitif à l’international.
Q : Est-ce une tâche facile. D’autant que cette « stigmatisation » de paradis fiscal nous colle souvent à la peau ?
Je le dis haut et fort : Maurice n’est pas un paradis fiscal. Notre régime fiscal est approuvé par l’OCDE et l’UE et nos lois sont révisées régulièrement. Maurice est d’ailleurs l’un des premiers pays en Afrique à avoir conclu un accord avec l’OCDE concernant l’échange d’informations au niveau international. Il n’y a aucune ‘harmful tax practices’ dans notre régime.
Q : Quelle est votre vision pour ce secteur, prenant en compte le contexte actuel et les défis à venir ?
Comme je l’ai dit, nous devons à tout prix maintenir notre ‘cost of doing business’ et notre ‘ease of doing business’. Il nous faut aussi établir une ‘priority field of study’ au niveau de l’éducation, comme au Singapour, pour assurer que nous avons le nombre de personnes qui peuvent travailler dans le secteur, mais aussi que nous avons la relève qu’il nous faut en termes de ‘manpower’.
Nous avons un nombre élevé de jeunes chômeurs alors qu’il nous faut absolument du personnel dans certains secteurs. Pourquoi continue-t-on de financer des cours universitaires qui ne débouchent sur aucun emploi ? Pourquoi ne pas miser sur des formations qui canaliseront les jeunes vers un emploi ? Il faut régler ce problème de ‘mismatch’. N’oubliez surtout pas que nous sommes confrontés à un vieillissement de la population. Il nous faut une stratégie pour pouvoir pallier à la demande qui viendra éventuellement.
Il faut aussi que notre économie soit plus ouverte. Une partie du travail a été fait, mais il nous reste encore beaucoup à faire sur le plan économique. Quant aux services financiers, je suis confiant que le secteur continuera de progresser, et faisant de Maurice un ‘high income country’.