Sanjay Bhuckory, SC : « Un amendement constitutionnel au lieu d’un simple règlement »

Sanjay Bhuckory a des doutes sur la constitutionalité des règlements apportés à la « Quarantine Act » pour obliger certaines catégories de personnes à se faire vacciner. Le Senior Counsel aurait préféré que le ministre de la Santé vienne de l’avant avec un amendement constitutionnel au lieu d’un simple règlement, d’autant qu’il se pose des questions sur les pouvoirs extensifs que lui accorde ce nouveau règlement. L’homme de loi dit aussi craindre pour notre démocratie au vu de certaines mesures prises par le gouvernement récemment…

Zahirah RADHA

Q : Le gouvernement tente une volte-face pour rendre grossièrement la vaccination contre la Covid-19 obligatoire. Est-ce une démarche démocratique et constitutionnelle ? 

J’ai effectivement pris connaissance d’un ‘Government Notice’ en gestation en ce sens. Si cela se matérialise, j’ai bien peur qu’il ne soit antidémocratique et anticonstitutionnel. Il est vrai qu’un gouvernement peut légiférer en période de pandémie pour le plus grand bien de la société.  Mais, faut-il encore qu’il le fasse en prenant en considération les intérêts du citoyen et son libre choix de se faire vacciner ou pas. À mon humble avis, le gouvernement aurait dû venir de l’avant avec un amendement constitutionnel, et non pas un règlement fait d’un simple trait de plume par le ministre de la Santé.  

Un amendement constitutionnel nécessitant une majorité de trois-quarts dont le gouvernement ne dispose pas ?

Oui, un règlement est plus facile, mais est-ce constitutionnel ? En principe, toute loi qui passe au Parlement est ultérieurement sujette à un contrôle judiciaire de la cour Suprême. Il faut cependant qu’elle soit contestée en cour pour qu’on puisse la tester puisqu’on n’a pas, comme en France, un conseil constitutionnel qui veille à ce que toutes les lois qui passent par l’Assemblée nationale soient conformes à la Constitution. On peut arguer qu’il y a des exceptions où le gouvernement peut légiférer. Néanmoins, ce serait idéal qu’il passe par un amendement constitutionnel en ce sens.

Q : Les conséquences ne risquent-elles pas d’être lourdes dans l’éventualité qu’une personne refuse de se faire inoculer ? 

Effectivement, on risque de se trouver dans une situation ou un citoyen non-vacciné, qui est souffrant, se verrait refuser l’accès dans un centre de santé. Ou encore, quelqu’un qui court le risque de perdre son emploi simplement pour avoir refusé de se faire vacciner. Le citoyen doit pouvoir exercer son choix librement, et sans contrainte, surtout en ce qu’il s’agit de vaccins non-homologués par l’Organisation Mondiale de la Santé (l’OMS). Mon raisonnement ne tiendrait plus la route le jour où tous ces vaccins auraient indéniablement fait leur preuve médicalement. Mais on n’en est pas encore là.

Q : Que prévoit la loi dans une telle situation ? 

Les règlements prévoient une amende maximale d’un demi-million de roupies et une peine d’emprisonnement de cinq ans contre les contrevenants. Je doute fort que le ministre puisse, par voie d’un simple règlement, créer des délits criminels avec des peines aussi sévères et drastiques. En outre, ceci va à l’encontre du principe que les sanctions prévues dans une législation subsidiaire devraient être minimales.

Q : Mais ce règlement peut toujours être contestée en cour, n’est-ce pas ?

Il faut absolument que celui qui se sente lésé aille en cour suprême pour contester sa légalité. Il peut aussi, dans ce cas particulier, contester la proportionnalité de la peine prévue en fonction du mal qui a été commis. Pour moi, la question fondamentale, comme je l’ai dit plus haut, est de savoir si le ministre de la Santé a le pouvoir, en vertu de la « Quarantine Act », de venir avec un règlement qui peut empêcher quelqu’un d’entrer dans un hôpital. Je ne suis pas sûr que la « Quarantine Act » lui donne un tel pouvoir. Il faut aussi savoir si le ministre a été investi avec autant de pouvoir pour prévoir des sanctions pénales allant de Rs 500 000 à cinq ans d’emprisonnement. J’ai personnellement de sérieux doutes. Normalement, des ministères peuvent apporter des règlements qui entraînent, en cas de non-respect, des amendes mais non pas des peines d’emprisonnement. Ce n’est que le Parlement qui a la prérogative d’une telle législation.  

Q : N’est-ce pas dangereux qu’un ministre puisse s’octroyer autant de pouvoirs ?

Oui. Présumément, il dira que ce pouvoir découle de la « Quarantine Act ». Moi j’estime que, selon la « subsidiary legislation », ses pouvoirs sont limités et non pas aussi extensifs que sous la loi principale.

Q : N’est-il pas contradictoire d’imposer la vaccination tout en obligeant les Mauriciens de signer le fameux ‘consent form’ visant à dédouaner le gouvernement de toute responsabilité en cas de problèmes ? 

Tout à fait. Ils sont en train de créer deux catégories de citoyens vaccinables : ceux qui signent volontairement le ‘consent form’ tout en absolvant le gouvernement de toute responsabilité ; et ceux qui sont contraints à se faire vacciner sous les nouveaux règlements et à signer le ‘consent form’ contre leur volonté.

Q : Faut-il donc que tout l’aspect légal concernant la vaccination soit revu ?

Le gouvernement a intérêt à revoir sa copie, car c’est un sujet bien trop sensible à être traité avec autant de légèreté. Il comporte des aspects d’ordre constitutionnel, de droit fondamental du citoyen, de santé publique, et de gestion efficace d’une pandémie. Je souhaite vivement un dialogue constructif entre le gouvernement, l’opposition et les forces vives afin de dégager un consensus national.

Q : Vous croyez que le dialogue est possible avec ce gouvernement ?

(Rires) Je suis utopiste. J’aurais donc souhaité qu’il y ait ce dialogue surtout dans un contexte dominé par la pandémie. Mais je suis aussi réaliste et je sais que cela ne pourrait être le cas. C’est dommage.

Q : Les propositions d’amendements à l’ICT Act défrayent aussi la chronique. Qu’en pensez-vous ? 

L’ICTA s’est ridiculisée avec son ‘Consultation Paper’. Elle a dû battre en retraite après cette levée de boucliers généralisée, non seulement au niveau national, mais aussi international. Comme quoi, la contestation a porté ses fruits. Il est inacceptable que l’ICTA ait pu même envisager de filtrer et censurer nos propos sur les réseaux sociaux avant même leur publication. J’ai honte pour mon pays. J’espère fermement qu’une telle gabegie ne se reproduise plus jamais.

Q : Qu’auriez-vous préconisé pour prévenir et sanctionner les abus sur les réseaux sociaux au lieu de faire de l’espionnage ? 

Je reconnais certes qu’il existe des abus sur les réseaux sociaux, et qu’il faudrait sévir contre les coupables. La liberté d’expression a ses limites qu’il ne faudrait pas outrepasser. La solution n’est pas l’espionnage ou la censure gouvernementale. Je préconise l’établissement d’un protocole d’accord avec Facebook, où ces derniers seraient aptes à intervenir dans les plus brefs délais afin de supprimer les publications qui portent atteinte à la réputation ou l’intégrité d’autrui.    

Q : La cour Suprême vient de décréter que le terme ‘causing annoyance’, tel qu’il fut alors prévu sous l’ICT Act, est contraire à la Constitution car il est trop vague et incertain. Ce jugement aura-t-il un impact sur les amendements controversés à l’ICT Act en 2018 ?

Certainement, car le même raisonnement devrait pouvoir s’appliquer en ce qu’il s’agit des termes tels que ‘ennui’, ‘humiliation’ ou même ‘gêne’ sous la nouvelle loi. Sous la nouvelle loi, il n’est plus nécessaire que le requérant prouve qu’il a été bouleversé par une publication. En outre, l’expression ‘dans le but de causer’ a été enlevée, supprimant ainsi tout besoin de prouver l’intention de nuire. J’ai hâte de pouvoir débattre de la question devant la cour Suprême si l’occasion se présente.

Q : Ce jugement ne compromet-il pas les dépositions ou les jugements antérieurs, s’il y en a eu, relatifs à ce terme jusqu’ici ?

Le problème, c’est que notre système juridique doit être revu. Malgré ce jugement, on doit maintenant attendre que quelqu’un soit poursuivi et que cette question soit soulevée et traitée en cour Suprême pour qu’on puisse avoir un énoncé. En attendant, « it’s still good law ».

Q : Notre système juridique est-il révolu ?

Oui, il faut tout revoir. Prenons un exemple. La contestation de la suspension d’Arvin Boolell du Parlement n’a pu être poursuivie en cour parce qu’il n’y a plus de « live issue ». Mais c’est vraiment dommage parce qu’on aurait souhaité avoir un énoncé de la cour Suprême sur cette question très pertinente, d’autant qu’il a déjà été privé de plusieurs séances parlementaires. Cela nous aurait permis de savoir si la cour Suprême peut s’immiscer dans les travaux parlementaires, car un précédent jugement, sur lequel nous nous étions basés pour contester cette décision, avait statué que la cour Suprême pourrait intervenir si jamais un Speaker agit outrageusement pour suspendre un parlementaire de façon arbitraire. Je suis persuadé que le gouvernement s’est rétracté, car c’est clair qu’il allait se faire taper sur les doigts.

Q : Mais pourquoi la profession légale ne fait-elle pas pression pour que des débats soient au moins lancés sur une éventuelle révision du système juridique ?

C’est le rôle de la « Law Reform Commission », du « Bar Council » et du bureau de l’Attorney General de travailler pour faire avancer la loi et les procédures. Mais il n’y a que les législateurs qui puissent vraiment changer la loi. Il faut donc qu’il y ait une volonté pour le faire. La priorité des priorités pour moi demeure l’institution d’une cour d’appel séparée. C’est impensable que ce soit les mêmes juges qui siègent en première instance et aussi en appel.

Q : La « Law Reform Commission » est-elle à la hauteur des attentes de la profession ?

Elle l’était jusqu’à tout récemment. Elle faisait, sous la férule de feu Me. Rosario Domingue, un travail remarquable. Mais actuellement, je ne suis pas sûr que tel soit le cas.

Q : Il y a une crainte que le Bar Council ne soit utilisé à des fins politiques. Qu’en pensez-vous ?

Il y a toujours le risque que le Bar Council soit instrumentalisé, surtout en parlant du pouvoir en place. Mais ce n’est pas le rôle du Bar Council de se laisser guider par un pouvoir politique. Son rôle, c’est d’être foncièrement indépendant parce que, dans une démocratie, le barreau et le judiciaire sont les derniers remparts contre toute forme d’abus, surtout que des abus se font ressentir plus que jamais ces jours-ci.

Q : En parlant d’abus, craignez-vous, au vu de certaines mesures prises récemment par le gouvernement et le Speaker au Parlement, incluant la suspension des trois députés Boolell-Bérenger-Bhagwan, que notre démocratie est en danger ?

Je le crains fortement. Et c’est la raison pour laquelle je n’avais nullement hésité à mener l’équipe d’avocats qui avait entré une plainte en cour Suprême au nom du Dr Boolell pour contester la constitutionalité de sa suspension par le Speaker jusqu’à la fin de la présente session parlementaire, soit en 2024. La suspension de mon client fut subséquemment enlevée par le gouvernement. Il est clair, pour moi, que c’est le spectre de notre plainte constitutionnelle qui l’a fait reculer, car il a dû réaliser que cette suspension arbitraire et démesurée était contraire aux normes d’une société démocratique, telle qu’envisagée dans l’article premier de notre Constitution. Encore une fois, j’ose rêver qu’il aurait appris sa leçon.