Faizal Jeerooburkhan : « Tant qu’on laisse trainer des fraudes électorales, la démocratie souffre »

  • « Les partis politiques doivent descendre sur le terrain pour expliquer l’enjeu et l’importance de la politique. Il ne faut pas monnayer nos votes. Tant que l’électorat ne change pas sa façon de réagir, il n’y a rien à faire. Les coalitions ne serviront à rien et on se retrouvera ‘back to square one’ »

Il dresse un bilan peu flatteur de la situation actuelle. L’observateur politique et membre du groupe de réflexion « Think Mauritius », Faizal Jeerooburkhan, fait le tour d’horizon…

Zahirah RADHA

Q : Quel constat faites-vous de la situation actuelle en ce début d’année ?

C’est un constat d’échec à tous les niveaux. Le plus gros problème concerne la gestion déplorable de la Covid-19. D’autant que certaines personnes protégées par les politiciens en ont profité pour se faire de l’argent sur le dos du peuple. Ce qui est très grave, surtout à un moment où tout le monde aurait dû mettre la tête ensemble pour combattre la pandémie. Les chiffres réels concernant les cas de contaminations et de morts ont aussi été cachés pour faire croire que tout va bien. Ce qui a fini par jouer contre nous.

Sur le plan économique, le niveau élevé de la dette publique inquiète. Et cela date avant l’émergence de la pandémie. Au lieu d’adresser ce problème, on fait tout pour l’augmenter davantage, utilisant, dans la foulée, des subterfuges pour faire croire que le taux est inférieur. Des milliards de roupies ont été décaissées de façon amateur par la ‘Mauritius Investment Corporation’ (MIC) pour supposément sauver le tourisme et l’économie. Il y a aussi la dévaluation de la roupie, la baisse du pouvoir d’achat, l’appauvrissement de la classe moyenne et de ceux au bas de l’échelle, la tolérance de la corruption et du blanchiment d’argent par le gouvernement, entre autres.

Sur le plan éducatif, l’éducation en ligne reste en travers de notre gorge puisque, deux ans après le premier confinement, elle se fait toujours au petit bonheur, sans aucune préparation ou planification. Je m’arrête là, la liste de ce constat d’échec étant vraiment trop longue pour énumérer.

Q : Les manifestations citoyennes et les protestations se poursuivent quasi quotidiennement alors que les autorités restent de marbre. Comment interprétez-vous ce silence du gouvernement face à la colère populaire ?

Le gouvernement a d’autres priorités que celles revendiquées par la population. Il se préoccupe davantage de sa ‘Lakwizinn’ et de ses partisans. Sa priorité, c’est de tout faire d’une façon opaque. Il n’est pas intéressé de savoir ce qui se passe dans le pays. Son seul souci, c’est de faire en sorte qu’un petit groupe composé de « yes men » ou de « chatwas » « tappent tout » et qu’ils bénéficient de tous les avantages alors que le citoyen lambda paie, lui, le prix fort de tous les maux qui rongent le pays. Heureusement que les citoyens se font désormais entendre.

C’est un bon signe qu’il y ait des manifs, car elles démontrent que les citoyens ne tolèrent plus la politique et les abus gouvernementaux. Les manifestations ne font généralement pas partie de la culture des Mauriciens, mais elles sont maintenant tenues par obligation. Cela face à la façon dont le gouvernement gère le pays. Ce dernier sait qu’il a une majorité, qu’il peut passer des lois comme bon lui semble et qu’il peut faire ce qu’il veut au Parlement. Sa politique se résume à « le chien aboie, la caravane passe ».

Q : Le ministre de la Santé évoque le respect de sa vie privée face aux critiques qui pleuvent contre lui suivant la vidéo où on le voit danser. Qu’en pensez-vous ?

Un homme politique est aussi un homme public, bien qu’il ait évidemment droit à une vie privée. Mais danser ainsi avec un groupe de personnes ne relève pas de la vie privée. Il fait fausse route. Il est un citoyen comme un autre et il a les mêmes droits et obligations que les autres. Il doit respecter la loi comme tout le monde. Le judiciaire doit jouer son rôle pour y mettre de l’ordre.

Le pouvoir rend arrogant les politiciens qui se croient tout permis. Il y en a certains qui pensent même être le propriétaire de leur ministère, voire du pays. Heureusement que les citoyens peuvent faire part de leur désapprobation sur les réseaux sociaux bien que ceux-ci sont aussi sujets aux restrictions pour empêcher aux citoyens de s’exprimer. Ce qui montre à quel point notre démocratie est en danger.

Q : Les ‘koz kozé’ en vue d’une grande réunification de l’Opposition ont repris. Pensez-vous qu’ils déboucheront cette fois-ci sur une entente concrète et durable ?

Je ne le pense pas. Le seul but de cette entente, c’est de faire partir le gouvernement…

Q : … mais n’est-ce pas ce que souhaite la majorité de la population ?

Oui, mais ce n’est pas l’unique vœu de la population. Celle-ci souhaite qu’il y ait un changement au niveau de la gestion du pays. Un changement tant au niveau de faire de la politique que sur le plan économique et éducatif. Elle veut également voir un changement au niveau des têtes.

Actuellement, tout tourne autour des tickets et des attributions au niveau du Parlement. Tout cela aurait dû être des discussions secondaires. Les discussions primaires auraient dû porter sur le programme qu’ils proposeront tant sur le plan économique, éducatif, touristique qu’au niveau de l’agriculture, l’économie bleue, les énergies, l’industrie, les nouvelles technologies, mais aussi les mesures pour combattre les gaspillages, la fraude et la corruption et la mafia qui nous a pris en otage.

Q : N’est-ce pas prématuré de parler de programme quand les modalités d’une alliance n’ont même pas encore été agrées ou finalisées ?

Je pense personnellement que les termes d’une alliance doivent être basés sur un programme électoral. Ils doivent au moins nous dire ce qu’ils proposent de faire dans les grandes lignes et s’ils comptent, par exemple, revoir la Constitution et la façon dont les institutions fonctionnent et dont les nominations sont faites. Sinon, je ne vois aucune nécessité de faire une alliance.

Q : Mais une opposition unie et forte n’est-elle pas souhaitable pour renverser le gouvernement ?

Certainement, mais pas à n’importe quel prix. Nous voulons tous d’une opposition forte, mais propre. Elle ne doit pas répéter les mêmes bêtises commises actuellement ou même avant 2014. Sinon, on risque de revivre ce qu’on a vécu durant ces derniers mandats. Tant qu’il n’y a pas de changement drastique au niveau de la politique et de la façon de faire, ‘mo bien sagrin’ mais on continuera de subir le même sort durant les années à venir.

Q : Parce que, dans une lutte à trois, le MSM pourra probablement se faire réélire, ne serait-ce qu’avec un très faible pourcentage…

Effectivement. Mais c’est l’électorat qui sera à blâmer si cela arrive. S’il ne veut pas ouvrir grands les yeux et comprendre les réalités, le pays souffrira. Il incombe à l’électorat de bien jouer son rôle pour que la démocratie ne soit pas fauchée.

Durant le reste de ce mandat, tous les partis politiques doivent se concentrer à faire l’éducation de l’électorat pour lui expliquer comment se comporter aux prochaines élections. À Rodrigues d’ailleurs, le père René Young Chen Yin l’a fait et je suis sûr que les Rodriguais l’écouteront.  C’est ce qu’il nous faut aussi faire à Maurice.

Les partis politiques doivent descendre sur le terrain pour expliquer l’enjeu et l’importance de la politique. Il ne faut pas monnayer nos votes. Tant que l’électorat ne change pas sa façon de réagir, il n’y a rien à faire. Les coalitions ne serviront à rien et on se retrouvera « back to square one ».

Q :  Des irrégularités aux dernières élections, plus précisément au no.19, ont été confirmées en Cour. Le jeu démocratique a-t-il été faussé ?

Absolument ! La démocratie a été touchée en plein cœur, puisqu’elle repose avant tout sur la façon dont les élections sont faites. Jusqu’en 2014, on avait plus ou moins confiance dans la façon dont les élections étaient faites et dont les résultats étaient proclamés. Mais les choses ont changé terriblement aux élections de 2019.

À voir la façon dont les choses évoluent, au lieu d’une amélioration, on verra une nette détérioration durant les années à venir, surtout parce que des personnes teintées d’une couleur politique ont été nommées au sein de l’« Electoral Supervisory Commission » (ESC). Le gouvernement tente d’avoir une mainmise sur cette institution censée être indépendante. C’est très grave. On devient une République bananière.

Q : On se dirige vers un ‘recount’ à la circonscription no. 19. Y voyez-vous enfin une lueur d’espoir ?

Il y a eu tellement de magouilles que maintenant j’ai des doutes et je me pose des questions sur cet exercice. Quel que soit l’issue de ce ‘recount’, le plus important c’est qu’il soit fait d’une façon honnête et intègre.

Q :  Les municipales approchent à grands pas. Peut-on se permettre d’y aller avec le même système que celui de 2019, sachant tous les risques qu’il comporte ?

Bien sûr que non ! Tant qu’on va avec le même système, il y aura toujours des doutes par rapport aux résultats. Il faut y mettre de l’ordre avant les municipales. Il faut d’abord s’assurer qu’il y ait plus de transparence et de redevabilité pour le ‘counting’. ‘Donne l’argent pou asté vote bizin disparet’. Et si des problèmes surgissent après les élections, il faudra les régler dans les mois, et non des années, qui suivent. Sinon, cela démontrera qu’il n’y a pas de volonté politique que les élections soient « free and fair ». Cette volonté est absente pour le moment.

Q : En l’absence de cette volonté politique, n’est-ce pas au judiciaire de trancher dans les plus brefs délais ?

Tout à fait. Le judiciaire, qui est censé être au-dessus de la mêlée, doit jouer son rôle correctement. Il ne peut pas fermer les yeux sur de tels problèmes. C’est son rôle d’assurer que les élections demeurent à la base de notre démocratie. Quand on laisse traîner des fraudes électorales pendant des années, c’est toute la démocratie qui souffre. Le judiciaire doit donc pouvoir prendre des mesures rapides, comme cela se fait dans d’autres pays. Je ne sais pas comment fonctionne le judiciaire, mais je me demande ce qu’il a fait pendant tout ce temps.

Q : Toute cette affaire relance les débats sur la nécessité d’une réforme en profondeur de notre système électoral, n’est-ce pas ?

On le dit depuis longtemps : notre système électoral est complètement dépassé. Il faut tout revoir. Tout le monde ferme les yeux sur les dépenses électorales alors qu’on sait que des milliards de roupies entrent en jeu pour les élections. Le financement des partis politiques pose également problème. Il aide au développement d’une mafia dans le pays, car les bailleurs de fonds raflent tous les contrats après les élections.

Et puis, personne n’en parle mais je pense personnellement qu’il faut aussi réduire les privilèges dont jouissent les politiciens. Tant que des privilèges princiers sont en jeu, cela servira d’hameçons pour les requins. Une fois ces facilités réduites, on pourra alors voir des politiciens plus compétents, intègres et patriotiques.

Q : Quels sont vos souhaits pour cette année-ci ?

D’abord, que la Covid-19 nous quitte, que la condition sanitaire s’améliore et que les restrictions soient enlevées. Mon plus grand souhait, c’est que le gouvernement actuel s’en aille le plus vite possible et qu’on a, à la place, une équipe intègre et honnête pour aider le pays à sortir la tête de l’eau.