[Interview] Ajay Jhurry: « Aucune stratégie en termes de redistribution ou de résilience dans le secteur touristique »

Ajay Jhurry, président de l’‘Association of Tourism Operators’ (ATO), évalue, dans l’entretien qui suit, la performance du secteur touristique après la Covid-19, tout en évoquant certaines faiblesses. L’absence de vision, tant pour ce secteur que pour le pays, l’inquiète, tout comme la fragmentation du pays. Sautant ainsi du coq à l’âne, il souhaite, dans un élan patriotique, retrouver le sens du mauricianisme au détriment de l’ampleur des associations socio-culturelles. Pas sûr que cela plairait à tout le monde, mais il n’en a visiblement cure…

Zahirah RADHA

Q : Quel constat faites-vous du secteur touristique actuellement ?

Après la réouverture de nos frontières en octobre 2021, le secteur roulait quelque peu au ralenti, comme tous les autres d’ailleurs. Nous avons dû attendre pratiquement deux ans avant qu’on ne retourne à un semblant de normalité. Malheureusement, nous n’avons pas franchi la barre des 1, 3 million de touristes l’année dernière, comme cela avait été le cas en 2019, avant qu’on ne soit frappé par la Covid-19. Le secteur a aussi été confronté à une autre réalité : beaucoup de petites et moyennes entreprises ont dû mettre la clé sous le paillasson. Au final donc, même si on arrive à réaliser les mêmes chiffres en termes d’arrivées touristiques, le gâteau est néanmoins partagé entre moins d’opérateurs et aussi, moins d’employés.

Q : Aurions-nous pu mieux faire en termes d’arrivées touristiques post-Covid-19, sachant que nos compétiteurs aux Seychelles et aux Maldives ont su miser sur leurs atouts pour réaliser une meilleure performance ?

Le tourisme est l’un de nos plus anciens secteurs. La Covid-19 nous a mis à genoux alors qu’on ne s’y attendait pas. Les gros opérateurs ont pu cependant compter sur la ‘Mauritius Investment Corporation’ (MIC) tandis que les petits opérateurs ont tenté tant bien que mal de s’agripper à la DBM. D’autres ont, eux, été contraints de plier bagage. Aurions-nous pu mieux faire ? Je dirai à la fois oui et non. Mais le plus essentiel pour moi, et cela remonte même avant la Covid-19, concerne la redistribution du gâteau dans le secteur.

La façon dont notre destination est présentée porte à croire que ce sont les gros opérateurs qui attirent les touristes et que ce sont les petits qui suivent pour accommoder la classe économique. Or, on oublie que quand nous sommes affectés au niveau global, ceux qui ont les moyens financiers continueront à voyager et iront toujours vers les grands établissements, contrairement à ceux qui sont moins aisés. Ce sont donc toujours les petites et moyennes entreprises qui seront impactées en premier.

Q : Pensez-vous que le gouvernement aurait dû faire plus d’efforts pour venir en aide aux PMEs du secteur touristique au lieu de soutenir exclusivement les gros opérateurs à travers la MIC ?

Je laisse le soin à la conscience et aux calculs de l’État quant au déboursement qu’il a fait pour les gros opérateurs, en s’appuyant sur leur historique,  leur bilan et les dividendes qu’ils ont eu dans le passé. N’oublions pas que les gros opérateurs sont souvent en ‘frontline’ lorsqu’il s’agit des discussions avec l’État. Mais qu’en est-il pour les PME ? Certaines facilités leur ont été offertes, mais il faut faire ressortir que certains opérateurs n’y ont pas eu accès. C’était plus compliqué pour ceux qui étaient déjà endettés d’avoir des prêts puisqu’ils ne pouvaient répondre aux critères exigés. Ce qui les a contraints à mettre la clé sous le paillasson.

Q : À quels défis les PMEs sont-elles désormais confrontées dans le secteur ?

La situation est presque retournée à la normale, mais avec la même approche et le même fonctionnement qu’avant la pandémie. Or, nous aurions dû revoir nos priorités pour le secteur. N’oublions qu’il s’est écroulé pendant la pandémie alors qu’il existe depuis 50 ans. La Covid-19 a mis à nu la fragilité du secteur. Nous aurions dû ainsi concerter nos efforts pour voir comment le rendre plus résilient afin de ne plus devoir recourir à des fonds publics en cas d’éventuels problèmes à l’avenir.

Nous avons eu hâte de rouvrir nos frontières. Ce qu’il fallait faire, je le concède, pour plusieurs raisons. Nous avons aussi eu hâte de redémarrer la machinerie, tant mieux. Mais jusqu’à maintenant, je n’ai pas vraiment vu de stratégie qui a été mise en place, que ce soit en termes de redistribution ou de résilience à tous les niveaux. Je ne peux que souhaiter qu’on ne se retrouve plus dans une situation pareille. Que se passera-t-il sinon ?

Q :  Une vision à long terme manque donc à l’appel ?

Oui. Nous pêchons par un manque de vision. Kot nou envi allé, kuma pou arrive là-bas et avec kisanla nou envi arrive là-bas ?

Q : Qu’en est-il de la diversification de nos offres ?

Avant qu’on ne s’attarde sur le niveau de service ou même les offres proposées, le plus important, après la Covid-19, c’était de faire une évaluation de nos ressources humaines. Nous avons aujourd’hui un manque de main-d’œuvre dans le service hospitalier, mettant ainsi en péril l’hospitalier pour lequel il est reconnu.

Q : Que préconisez-vous dans ce cas pour attirer plus de personnes dans le service hospitalier au lieu d’aller sur les bateaux de croisières et d’éviter qu’on importe de la main d’œuvre étrangère ?

C’est un sujet assez sensible. Le salaire est déterminant pour n’importe quel type de travail. Sauf qu’une hausse de salaire serait préjudiciable pour les PME qui ont tout autant besoin de main d’œuvre que les gros opérateurs. Il faut une révision complète de notre fonctionnement, surtout dans une industrie où il y a secteur et sous-secteur. Cherche-t-on à voir un touriste ayant un budget limité aller dans un hôtel où il n’y a pas de service, comme les Airbnb en Europe où on ne voit même pas de ‘frontliner’ ? Je pense qu’il y a une réflexion à mener avant de mettre en place une stratégie adaptée.

Q : C’est forcément le gouvernement qui doit venir de l’avant avec une telle stratégie. Comptez-vous le proposer au ministre des Finances lors des consultations pré-budgétaires ?

Les consultations avec les opérateurs du secteur touristique se feront lundi prochain. Nous y participerons. Néanmoins, il me semble qu’il y a une rupture quelque part entre les consultations et la présentation du budget.

Q : C’est-à-dire ?

C’est-à-dire qu’il faut revoir le format de ces consultations. J’estime que les propositions faites par un secteur doivent d’abord être dirigées vers le ministère de tutelle qui cherchera, lui, des détails ou des informations supplémentaires. Ce qui lui permettra d’évaluer les propositions faites avant qu’elles ne soient soumises de nouveau au ministère des Finances…

Q :  Mais il se peut aussi que les consultations servent uniquement de façade et qu’elles ne soient intentionnellement pas prises en considération face aux priorités du gouvernement !

Oui, il se peut très bien que nos demandes ne fassent que partie d’un processus. Sinon, il n’y aurait pas eu cette rupture. Même quand vous allez chez un médecin, il vous donne un autre rendez-vous pour faire un suivi…

Q : Mais attendez-vous grande chose pour le secteur touristique cette année, vu que l’exercice budgétaire sera le dernier de ce mandat et que le gouvernement aura probablement d’autres priorités ?

D’un côté, le secteur touristique génère des revenus. De l’autre, le gouvernement a déjà annoncé plusieurs mesures sociales qui nécessiteront des déboursements de fonds. Je pense que c’est plutôt le contraire qui peut arriver.

Q : Le contraire de quoi ? Expliquez-vous…

Je pense que l’État pourrait augmenter ses recettes à travers les secteurs qui sont performants pour remplir les caisses du gouvernement.

Q : Vous pensez que les considérations électorales prendront le dessus ?

Je pense personnellement que cette année électorale est synonyme de devoir et de responsabilité. Je ne dirai pas qu’il y aura un ralentissement sur le plan économique, mais il y aura certainement un impact sur le plan touristique. Il faut comprendre une chose. Un voyage nécessite une préparation d’au moins six mois. Même s’ils ne sont pas en grand nombre, il y aura toujours un certain pourcentage de touristes qui hésitera à visiter un pays dans une année électorale. Par exemple, si je dois me rendre en Inde qui est en pleine campagne électorale en ce moment, je me poserai des questions, surtout par rapport à ma sécurité ou celle de ma famille si elle m’accompagne. Je chercherai aussi à savoir s’il y a des vols réguliers sur cette destination ou pas. Ce sont autant de facteurs qui influencent un touriste à voyager.

Q : Donc, tant que les élections ne se tiennent pas, il y aura un certain attentisme de la part de certains touristes du moins ?

Je ne dirai pas tant que les élections ne se tiennent pas, mais plutôt aussi longtemps que la date des élections restera en suspens.

Q : Quelles sont vos attentes personnelles pour le pays en général ?

C’est une grande question. Le pays vient de fêter ses 56 ans d’indépendance. Je note que les Mauriciens n’ont plus d’espoir. C’est chagrinant. Il y a un manque grandissant de joie de vivre chez les Mauriciens. Cette joie de vivre n’est pas nécessairement liée à l’argent. La baisse du nombre de mariage, par exemple, est un signe de la direction que prend la société mauricienne. Cela vient probablement d’un manque de confiance à différents niveaux dans la société. Les sociétés socio-culturelles ont un part à jouer, puisqu’elles sont financées par l’État, donc des fonds publics, pour apporter une certaine harmonie dans le pays alors que c’est une dégradation de la société qu’on témoigne.

Q : Tenez-vous les sociétés socio-culturelles responsables de cette situation ?

Je me demande quel est vraiment leur rôle et leur devoir. Toutes les communautés ont leurs associations socio-culturelles. Mais malheureusement, il y a un manque de cohésion et d’harmonie dans le pays. Il est évident que ces sociétés donneront priorité à leur culture. Mais où est la culture mauricienne aujourd’hui ? Kan ena pou débourse fonds, lerla nou kapave fer recensement parski sanla bizin gagne plis, lot la bizin gagne moins. Eski li korek ? Il me semble que la direction que prend le pays est inquiétante. Nous nous dirigeons tout droit vers une « deadlock democracy ».

Q : N’est-ce pas le gouvernement qui encourage cette situation afin de pouvoir « divide and rule » ?

Pour être au gouvernement, il faut d’abord être au pouvoir. Or, c’est ce même mécanisme qui le propulse au pouvoir.

Q : Par ce même mécanisme, vous voulez dire les socio-culturelles ?

Les socio-culturelles, mais aussi le système de Best Loser. On ne peut pas parler de mauricianisme avec ce mécanisme.

Q : Mais pour qu’il y ait un changement à ce niveau, il faut nécessairement une réforme électorale, n’est-ce pas ?

Malheureusement, pour les prochaines élections, nous voterons sous le même système. La plus grande question c’est de savoir quel gouvernement élu sous ce même système prendra les devants pour le changer. Nous parlons tous de programme électoral pour les prochains cinq ans, mais personne ne parle d’une vision pour les 25 prochaines années.