Kevin Teeroovengadum, économiste : « La réputation de Maurice est en train d’être détruite »

L’économiste Kevin Teeroovengadum décortique la situation économique, critique la politique gouvernementale qui n’engendre point de bénéfice et propose des solutions pour nous sortir de cette spirale dans laquelle le pays se retrouve. Notre modèle économique étant dépassé, le contexte actuel exige des actions concrètes, dit-il. La relance, selon lui, devrait se focaliser sur trois fers de lance majeurs : les technologies, l’agriculture et la science et les recherches.

 

Zahirah RADHA

Q : Avec le tourisme qui est déjà en berne depuis la Covid-19, notre tourisme risque-t-il de faire naufrage suite au désastre écologique que le pays vit en ce moment ?

Le tourisme est frappé de plein fouet par une crise sans précédent, contrastant singulièrement avec celle de 2008, puisque c’est la première fois que les frontières sont fermées et que les hôtels n’opèrent pas, et ce depuis le mois de mars. Pour corser l’addition, on est maintenant confronté à un désastre écologique malheureux et alarmant. L’ironie veut qu’il y a à peine quelques semaines de cela, on a eu droit à un nouveau slogan : « SUS Island », sous-entendant « Sustainable Island ». Un slogan que beaucoup décrie tellement il est creux et inapproprié pour relancer le tourisme.

Si, en parlant de « sustainability », on voulait mettre l’accent sur l’éco-tourisme, tel ne pourrait plus être le cas pour un certain laps de temps étant donné que le désastre écologique qu’on vit actuellement aura des répercussions importantes pour le tourisme et le pays en général, mais aussi au niveau de notre « branding » sur le plan international. Les chaînes internationales comme la BBC et France 24 entre autres, comme vous le savez, ne cessent de faire état de ce naufrage et de la marée noire. Il faut rapidement venir avec une stratégie de communication pour informer et surtout rassurer nos marchés traditionnels que ce ne sont pas toutes les côtes mauriciennes qui sont impactées par ce drame d’hydrocarbure.

 

Q : Est-il possible de minimiser cet impact sur notre industrie touristique ?

Le tourisme pâtit déjà à cause d’un manque de symbiose entre le gouvernement et les opérateurs du secteur privé. À ce jour, l’on ne sait toujours pas quand les frontières seront ouvertes et quel protocole a été mis sur place pour accueillir les visiteurs. Pourtant, les opérateurs hôteliers se sont, eux, déjà préparés depuis des mois, que ce soit en termes de protocole d’accueil, des mesures sanitaires ou de la nourriture, entre autres. Il ne faut pas oublier que les frontières de nos compétiteurs, tels que les Maldives et les Seychelles, sont déjà ouvertes, en adoptant bien sûr des protocoles très stricts. D’autres pays de l’Afrique, comme le Kenya ou le Rwanda, commencent également à s’ouvrir. Les compagnies d’aviation, à l’instar d’Emirates et Turkish Airlines parmi tant d’autres, adoptent aussi des protocoles stricts, incluant l’obligation  des passagers d’avoir leur « Covid-19 PCR test certificate » avant l’embarquement.

Le risque de contamination pour Maurice est aujourd’hui minime si l’on compare avec le mois de mars quand on n’était nullement préparé pour faire face à cette pandémie. Il faut donc que le gouvernement vienne avec une date pour l’ouverture de nos frontières. J’aurai personnellement souhaité qu’on le fasse de façon sélective le 1er octobre pour qu’on puisse au moins avoir une certaine partie du marché durant le dernier trimestre de 2020. On sait que la reprise va être lente, mais à un certain moment, il faut que les hôtels se mettent en « soft-opening » pour se préparer et se lancer pleinement pour l’année prochaine. Les tours opérateurs internationaux, avant le drame de Wakashio, étaient plutôt rassurants concernant la demande pour Maurice.

 

Q : Mais l’aide financière de la « Mauritius Investment Corporation » (MIC) ne vise-t-elle pas à prévenir cette situation catastrophique ?

Théoriquement, oui. Mais cette aide financière, que ce soit à travers des « convertible loans » ou des « mezzanine debts », équivaudra à jeter de l’argent par la fenêtre tant que les hôtels n’arrivent pas à opérer. La visibilité est importante. Or, il n’y en a point actuellement. Il y a trop de rumeurs en ce moment au niveau de la date d’ouverture et pourtant ce n’est pas compliqué de tomber d’accord sur une date plus ou moins précise en prenant une décision commune entre le secteur public et le secteur privé comme le slogan «Ensam».

 

Q : Vous prônez souvent la nécessité de revoir notre modèle économique. Le moment est-il propice pour qu’il soit enfin revu?

On a raté l’opportunité de le revoir depuis dix ans. Les derniers cinq ans ont été pires, puisqu’on a carrément avancé à reculons. Après la Covid-19, on n’a plus de choix que de tout revoir. Il faut qu’on fasse le saut dans la nouvelle ère économique, connue comme la « new world » ou le « new paradigm ». Il y a trois secteurs, selon moi, dans lesquels on doit investir, soit la technologie, l’agriculture et la science et la recherche.

Aujourd’hui, le monde entier bouge vers la technologie. Le monde a d’ailleurs vu l’émergence de grandes compagnies, comme Alibaba, Google et Amazon, qui sont bien plus puissantes que des pays. Ces compagnies ont un dénominateur en commun. Elles prospèrent toutes grâce à la technologie. Or, à Maurice, nous sommes très en retard sur ce plan. Il ne s’agit pas seulement de se cantonner aux concepts de « online-food delivery » et « work from home ». On a maintenant une occasion en or de se rattraper et d’investir à fonds dans les technologies, fussent-ils l’accès à l’internet à haut débit, la télémédecine, l’« online schooling », l’« online public sector system » ou autres. Franchement, s’il y a une réelle volonté, on peut le faire en l’espace de deux ans.

Il nous faut aussi miser sur l’agriculture pour atteindre un minimum d’autosuffisance alimentaire. On doit s’appuyer sur l’expertise de l’Afrique du sud et des pays européens comme la Hollande pour promouvoir ce secteur, tout en tirant des bénéfices de l’agritech. Et finalement, il nous faut également investir dans la science et la recherche. Le monde fait de plus en plus face à des pandémies ou des virus. C’est une occasion pour le pays de se positionner comme un « Science and Research Hub », pas seulement au sein de l’Océan Indien, mais aussi au niveau de l’Afrique. Il nous faudra chercher des partenaires européens, asiatiques ou américains ou Sud-Africains qui pourront utiliser Maurice comme une plateforme de « science and research » pour l’Afrique. Imaginons par exemple l’université d’Oxford ouvrir une cellule de recherche à Maurice? Il faut oser!

 

Q : N’a-t-on pas déjà évoqué des investissements dans ces secteurs ? Quels sont les facteurs qui les empêchent de décoller ?

Si vous analysez l’évolution de notre PIB durant ces derniers cinq ans, vous verrez que notre PIB reste centralisé sur le sucre, le textile/ manufacturier, le tourisme, les services financiers ou encore le transport. On n’a dérivé aucun bénéfice des nouveaux secteurs promis, que ce soit les technologies, l’économie bleue ou l’économie circulaire, entre autres. Ce qui prouve qu’il y a eu zéro action malgré les grands discours répétitifs. Pourquoi ? Le problème, pour moi, c’est qu’on n’a pas su capitaliser sur la transition humaine pour assurer leur exécution. C’est là où tout se bloque à Maurice : le capital humain !

Tant qu’on fasse appel aux mêmes personnes dépassées pour diriger des institutions, on n’arrivera pas à faire émerger de nouveaux secteurs. Tout simplement parce que ces personnes n’ont ni l’expérience ni le savoir-faire nécessaire pour « drive » les institutions, mais aussi ces nouveaux secteurs. Malheureusement, les recrutements chez nous se font sur la base du népotisme et de l’incompétence. Pourtant, ce ne sont pas les professionnels qui manquent.

 

Q : Dans quelles institutions, par exemple, aimeriez-vous trouver du sang neuf?

À l’« Economic Development Board » (EDB), par exemple. En tant que « Board of Investment » (BOI), il faisait bien son travail. Malheureusement aujourd’hui, l’EDB est devenu comme « ene pomme d’amour ki dans tou la sauce ». Il n’y a pas eu de ‘vrai’ sang neuf sur son conseil d’administration ou à la direction. Pourtant, il y a de jeunes professionnels qui ont fait leur preuve tant à Maurice qu’ailleurs qui auraient pu y siéger pour apporter de nouvelles idées, des réseaux internationaux, ainsi qu’un nouveau souffle.

La MIC en est un autre exemple. Je connais des Mauriciens qui ont travaillé dans des fonds d’investissements internationaux basés à Londres, à Dubaï, au Qatar ou à Singapour, qui connaissent ce secteur « inside out » et à qui l’on aurait pu faire appel. Il suffit d’avoir la volonté de placer « the right person in the right place ». Je ne vous cite que ces deux exemples, mais il y en a plusieurs, même trop!

 

Q : Que faut-il faire pour  attirer ces compétences dans le pays?

Le Rwanda est un petit pays dont le PIB par habitant est douze fois inférieur que celui de Maurice. Mais il excelle sur le plan économique. Cela parce qu’il a un leader politique qui croit fermement dans la compétence et la méritocratie. Il n’hésite pas à faire le marketing de son pays auprès de la diaspora pour inciter surtout les jeunes professionnels à rentrer au pays pour diriger les secteurs de l’économie. Même sur le plan de la politique et du secteur public, il y a des « Key Performance Indicators » (KPI) pour évaluer la performance des protagonistes. S’ils ne satisfont pas les KPI, ils sont remerciés. C’est ce qui fait leur force. C’est précisément cela qu’il nous faut, mais qu’il nous manque. Pour y arriver, il nous faut la volonté, mais aussi un « strong leadership that means business »…

 

Q : Vous remettez en cause le leadership du pays ?

Il coule de source que nous avons un problème à ce niveau. En sus d’une crise économique, nous avons désormais une crise écologique à gérer. Depuis plusieurs mois, il n’y a que des crises à Maurice. Même sur le plan international, notre réputation a pris un coup, surtout avec la liste noire de l’Union Européenne et les cas de corruption qui ne cessent de faire la Une de l’actualité. Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? C’est clairement le leadership du pays qui est en cause ! Vous savez, dans le secteur privé quand la performance n’est pas là, c’est le CEO qui est « accountable », point final. Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi le leadership ne s’entoure pas avec des « best brains » apolitiques. Pourquoi cette résistance à écouter les autres et à prendre en considération leurs conseils?

 

Q : La gestion des finances de l’État est plus que jamais pointée du doigt. Êtes-vous interpellé par cette situation ?

Tout à fait ! Tous les cas que rapporte la presse ont une répercussion sur notre réputation en tant que juridiction. Cela a aussi une incidence sur les financements qu’obtient Maurice. Parallèlement, nous avons sur les bras une crise qui nécessite des fonds considérables pour qu’on puisse remettre le pays sur les rails et démarrer de nouveaux piliers économiques.

Ce qui est dommage, c’est qu’on a perdu une décennie pendant laquelle on aurait pu réduire nos dettes et d’investir dans des secteurs plus productifs. Aujourd’hui, notre marge de manœuvre est très limitée. Il nous faut au moins quatre à cinq ans pour qu’on puisse sortir la tête hors de l’eau. Entretemps, la situation sera malheureusement très difficile.

 

Q : Le pays est-il au bord de la faillite, comme certains le disent, ou est-ce une attitude trop pessimiste et alarmiste ?

Depuis plusieurs années, on se retrouve dans une spirale économique qui risque d’entraîner un effet domino. C’est ce qui s’est passé dans divers pays tels que l’Argentine, la Grèce, Chypre et maintenant le Liban. Je crains, quand je regarde le ‘balance sheet’ du pays, qu’on en arrive à une telle situation, d’autant qu’il n’y a aucun signe rassurant nous indiquant qu’on pourra  renverser cette tendance. J’ai vraiment peur qu’on n’arrive pas mettre un frein à cette spirale si l’on poursuit dans la même voie.

 

Q : Le ministre des Finances se montre pourtant plutôt satisfait de ses « prouesses » pour redresser l’économie !

Le mécontentement de la population et du secteur privé après la présentation du budget était palpable. Je ne crois pas qu’un ministre puisse s’enorgueillir de la sorte alors qu’il y a un désenchantement total parmi la population et les principaux opérateurs économiques. D’abord, la réputation de Maurice au niveau international est en train d’être détruite à petit feu. Puis, il y a une panne d’actions concrètes pour la création de nouveaux secteurs économiques et finalement la compétence des Mauriciens expérimentés n’est point valorisée. Peut-on donc s’attendre à ce que l’économie soit mieux gérée qu’auparavant ? Permettez-moi d’en douter !

 

Q : Que préconisez-vous donc à court terme pour changer la donne?

Maurice n’est qu’un petit pays avec seulement 1, 2 millions d’habitants. Il n’est donc pas difficile de renverser la situation, comparé aux grands pays, si la volonté y est vraiment. Les conditions sine qua non sont : 1) une étroite collaboration entre les secteurs publics et privés, ce qui n’est pas le cas actuellement. On a besoin d’un vrai partenariat public et privé.  2). La compétence doit être valorisée et promue. 3) Il faut qu’on arrête de tout politiser à tort et à travers. Quand on voit le temps fou que nos élus perdent au Parlement concernant des sujets que je considère inutiles, on se demande si seulement ils pouvaient se focaliser sur la création de valeur pour le bien-être du peuple mauricien. D’autres actions peuvent suivre, comme des financements ou des subventions à certains secteurs.  Cependant, tant que les trois premières conditions ne sont pas réunies, rien n’y sera fait. On risque de continuer à tourner en rond comme les années précédentes et « Mauritius can’t afford it anymore as time is no more on our side! »