Kris Caunhye, directeur de Top FM : « Je qualifie cette décision d’acte pyromane »

Le directeur de Top FM sort de ses gonds pour dénoncer les amendements proposés à ‘l’Independent Broadcasting Authority (Amendment) Bill’. Kris Caunhye explique pourquoi il estime que c’est Top FM qui est visé par ce projet de loi et les raisons qui ont fait de lui « l’homme à abattre par tous les moyens ».

Q : Qu’est-ce qui vous interpelle le plus concernant les nouveaux amendements à l’IBA Act ?

Ces amendements ont tout l’air d’avoir été draftés par un ou des pyromanes. D’emblée, j’ose espérer que cela ne vient pas du Premier ministre mais si tel est le cas, c’est grave qu’il n’ait pas réalisé que ces amendements, un jour, pourraient être utilisés contre lui ou son parti. À moins que le PM pense qu’il restera éternellement au pouvoir et que la liberté d’expression, comme garantie par la Constitution, importe peu.

D’ailleurs, j’ai été un témoin privilégié des amertumes et autres frustrations que sir Anerood Jugnauth, Nando Bodha et le regretté Christian Ithier ont exprimé par rapport à ce que les radios privées subissaient quand ils étaient, eux, dans l’opposition et les difficultés qu’ils rencontraient pour faire passer leur message à la population. Avec le rôle que jouaient la MBC et ses radios ! Nul ne peut dire avec certitude que demain, il ne sera pas une victime, qui aura besoin que sa voix ou encore ses cris de douleur arrivent jusqu’à la population. Le Premier ministre n’est lui-même pas une exception. Il en avait fait l’expérience lorsqu’il était persécuté. Il était alors dans l’opposition.

Imaginez un instant s’il n’y avait pas de radios libres lorsque les filles et proches de Dawood Rawat subissaient tous ces calvaires, lorsque l’empire qui a été bâti sur plus d’un demi-siècle a été réduit en poussière en quelques heures. La voix pour une justice et leurs cris de douleur auraient été étouffés comme en Corée du Nord. L’empire de Pravind Jugnauth et de ses filles n’est pas à l’abri d’une telle situation. Le pouvoir n’est pas éternel. Quand ils chercheront du secours, il n’y aura plus aucune liberté d’expression.

Venons-en maintenant à ce qui m’interpelle : les personnes derrière ces amendements ne comprennent pas ou alors ont volontairement omis de comprendre les lois écrites et non écrites sur lesquelles une entreprise est bâtie économiquement et dépend pour sa pérennité. Ils ont complètement oublié qu’un business ou des promoteurs, quels qu’ils soient, ont besoin de certitudes. Et sur ces certitudes sont bâtis les carrières, la survie et l’avenir des employés qui s’y trouvent.

N’est-ce pas un slogan creux lorsque le pouvoir vient dire qu’il a une considération pour la classe des travailleurs alors qu’il fait des lois qui vont à l’encontre de leurs intérêts et leur liberté de s’exprimer ? Le Premier ministre clame souvent qu’il a corrigé une injustice envers les ‘cleaners’ des écoles primaires qui percevait un salaire de misère de Rs 1 500 par mois. Ce qu’il oublie de dire, c’est que c’est grâce aux radios privées, et en particulier Top FM, que les cris de douleur de ces employé(e)s ont été relayés pendant plusieurs mois. Et le ministre des Finances d’alors, Vishnu Lutchmeenaraidoo, est venu corriger cette injustice en augmentant substantiellement les salaires de ces pauvres dames à environ Rs 8500. Comment peut-on légiférer pour diminuer la durée de certitude d’une opération de trois ans à un an ? Il y a un principe de justice naturelle qui dit qu’on ne peut pas légiférer au détriment de n’importe qui. Une loi doit être juste et équitable. C’est là que je qualifie cette décision d’acte pyromane.

Q : Pourquoi Top FM se sent-elle particulièrement visée par ces amendements ?

Écoutez, toute personne sensée dit que Top FM est ciblée par ces amendements, de par l’urgence de venir avec un tel projet de loi alors que le pays fait face à d’autres priorités comme la Covid-19. D’autre part, la licence de Top FM arrive à terme le 12 décembre prochain et doit être renouvelée. Il y a, d’une part, la perception et de l’autre, les faits. Ce qui amène les personnes de tous bords à conclure que ce projet de loi est taillé sur mesure pour cibler Top FM.

Depuis que c’est dans le domaine public, je dois vous avouer que j’ai des dizaines d’amis au MSM qui m’ont témoigné leur indignation et leur sympathie. Comment expliquez-vous que parmi les trois radios privées qui ont obtenu une licence en 2002, Radio Plus et Radio One ont eu la chance de voir leurs licences être renouvelées pour trois ans au début de cette année si je ne me trompe pas, alors que dans le cas de Top FM, qui doit renouveler sa licence le 12 décembre prochain, un projet de loi est présenté en quatrième vitesse, avec un rappel du Parlement, afin qu’il soit voté avant que la licence de Top FM ne puisse être renouvelée pour trois ans ?

Sachez que jusqu’ici, l’IBA Act ne prévoyait pas que l’autorité ne puisse pas renouveler la licence d’une radio. Les pouvoirs confiés à l’autorité sous certaines conditions se limitaient à terminer ou révoquer une licence. Pourquoi les législateurs n’avaient pas spécifiquement donné à l’IBA le pouvoir de renouveler la licence et de le placer l’obligation sur le détenteur de la licence de faire une demande de renouvellement ou pas ? C’est justement la considération du niveau d’investissement qui est engagée et l’avenir des employés. Me Ashok Radhakissoon, considéré comme le père de l’IBA Act, peut mieux vous éclairer sur cette provision.

Avec ces amendements et d’un simple trait de plume désormais, on veut donner à l’instance régulatrice des pouvoirs qui, s’il y a abus, peuvent détruire tous les sacrifices consentis pour bâtir un business et détruire l’avenir de ses employés. Est-ce cela qu’on peut attendre d’un gouvernement responsable ? Beaucoup ont dénoncé ce qu’ils appellent un certain modus operandi de ce gouvernement, c’est-à-dire réduire les contrats à des intérims ou encore à courte durée pour mieux contrôler et gouverner. Le plus récent était celui du commissaire de police.  

Nos hommes de loi voient tout cela d’un très mauvais œil. Ils pensent qu’il est anticonstitutionnel par exemple que l’autorité, nonobstant qu’il y ait des décisions contestées devant la plus haute cour du pays, peut faire fi d’une décision de la cour suprême et prendre une décision pour priver un détenteur de la licence de ses droits alors qu’une faute n’a pas encore été prouvée. Certains affirment qu’on est en train de légiférer un outrage à la cour. D’autre part, il y a la question de divulgation d’informations. En cas de refus, l’IBA pourra saisir le juge en chambre pour obliger le détenteur d’une licence de fournir des informations qui sont protégées par d’autres lois du pays et des conventions internationales.

Il y a pire : souvenez-vous qu’à un moment, sous l’ancien régime, Top FM a été traîné devant le tribunal par l’IBA pour avoir refusé de soumettre l’identité et les détails de nos auditeurs qui participaient dans nos différents sondages sur les sujets d’actualité. À cette époque, à juste titre, sur les remarques de la juge, si ma mémoire ne me fait pas défaut, Rehana Mungly-Gulbul, désormais chef juge, les avocats de l’IBA avaient été contraints de retirer leur demande. Or, cette section 18(a), qui autorisera le régulateur à saisir un juge en chambre, est une épée de Damoclès non seulement sur la tête des auditeurs mais aussi sur les journalistes, surtout ceux d’investigation, qui sont, eux, protégés par la règle d’or de non-divulgation de leurs sources.

Une fois l’autorisation de la cour obtenue, l’autorité pourra imposer des peines sévères en cas de refus de divulguer des informations recherchées. En passant, est-ce que tout ceci ne serait pas en contradiction avec la protection des whistleblowers contre la fraude, la corruption et crimes qui gangrènent notre société ? Ce faisant, ce projet de loi donne le pouvoir à l’IBA d’être à la fois un tribunal et une autorité investigatrice à la place d’un régulateur.

Q : Top FM gêne-t-elle le gouvernement à ce point ?

À voir ce projet de loi et à entendre tout ce que la société civile et les légistes ont dit depuis que ce texte a été circulé, à vous et à la population de tirer vos propres conclusions. En revanche, les portes de Top FM ont toujours été ouvertes à tous les gouvernements sans distinction. C’était à eux de saisir l’opportunité de communiquer avec notre audience. Nous avons toujours été consistants dans notre mission qui est d’informer, d’éduquer et de divertir dans l’intérêt de la population mauricienne.

Nous avons été consistants pendant 19 années de notre existence dans le combat contre l’injustice et tout le temps aux côtés des opprimés. Nous avons œuvré pour changer le quotidien des dizaines de milliers de nos compatriotes dans le besoin. Nous avons œuvré pour changer des lois dépassées.

Souvenez-vous qu’il n’y a pas longtemps, les enfants handicapés à vie de moins de 15 ans ne percevaient pas de pension d’invalidité. Et là, je remercie particulièrement la ministre Fazila Jeewa-Daureeawoo qui a été sensible à cette bataille de Top FM, qui a débuté avec l’affaire Ryan Brette, pour enlever cette limite d’âge qui empêchait les enfants handicapés de toucher une pension d’invalidité.

Vous savez, quand cette provision a été amendée dans le Finance Bill, lorsque j’ai appris qu’il y a plus de 3 000 familles qui se trouvaient dans cette situation, j’ai frissonné. Imaginez comment du jour au lendemain le quotidien de ces familles a changé tout comme celui des centaines de ‘cleaners’ des écoles primaires. 

Gêner un gouvernement vous dites… même le gouvernement travailliste avait refusé de venir sur Top FM. Ils ont regretté amèrement cette décision. D’ailleurs, c’est nul autre que l’actuel Premier ministre adjoint, Steven Obeegadoo, désolé et impuissant, qui était venu m’annoncer la décision prise par l’alliance PTr-MMM avant les élections de 2014. Si ceux dans l’opposition, une fois au pouvoir, changent leur discours, Top FM est, quant à elle, restée depuis 19 ans aux côtés de la population.

Nous n’avons jamais été contre ou pour un gouvernement dans le passé et ce n’est pas aujourd’hui qu’on sera contre ce gouvernement. Nos préoccupations étaient, sont et resteront l’intérêt de la population mauricienne et j’espère qu’elle apprécie les sacrifices que nous avons consentis pour maintenir ce cap contre vents et marées.

Q : Est-ce, selon vous, une tentative de contraindre la radio que vous dirigez à changer son fusil d’épaule ?

Il faut être idiot pour ne pas comprendre que la volonté est de nous faire changer notre fusil d’épaule. Pire, il y a dans ces amendements tous les ingrédients pour limiter la croissance des radios libres et même menacer leurs existences. Vous savez, les radios libres agissent comme un levier de pression dans la société. Un témoin privilégié m’a même confié que, quand Top FM s’attirait les foudres de l’ancien régime, sir Anerood Jugnauth, alors déjà reconduit au Réduit, aurait dit au Dr Navin Ramgoolam qu’il fallait au contraire remercier Top FM qui est en train d’enlever la pression du ‘tempo’. Sinon la population, exaspérée, serait descendue dans les rues.

Mais je considère qu’avec tout ce qui s’est passé durant les deux dernières années, les cas qui sont devant la justice et ce que ma famille et moi avons subi depuis février 2019 quand la décision a été prise par Top FM d’entrer une demande de révision judiciaire contestant l’octroi de deux licences de radio à des personnes qui se disaient proches du pouvoir, venir avec une telle artillerie pour nous anéantir dépasse les normes de ce qu’on peut appeler raisonnables.

Mon action n’était pas dirigée contre ces deux radios mais surtout contre l’exercice de l’octroi qui avait des considérations autres qu’économiques dans ce secteur. Strictement parlant, pour plusieurs raisons, il n’y avait pas de place pour tant d’opérateurs. D’ailleurs, du jour au lendemain, une radio en particulier nous avait déstabilisés en recrutant plusieurs de nos journalistes en l’espace d’une semaine. Ce qui s’est passé par la suite m’a donné raison. Un des opérateurs n’a pu tenir la route. Tout ce qu’ils avaient mis comme projections financières dans leur application était irréalisable.

Depuis, j’étais devenu l’homme à abattre par tous les moyens. Mais venir avec une loi ayant Top FM en ligne de mire, comme certains disent, pour réguler au détriment de la population actuelle et des générations futures, sans compter que cela pourrait même être au détriment des décideurs du jour à l’avenir, je crois que cela relève de l’irresponsabilité et de l’insouciance. Peu importe de ce qui se passera, personnellement j’ai pris la décision de me libérer et libérer Top FM de mon ombre assez vite. Parce que ma mission pour mon pays et son peuple est encore plus grande. Je le ferai à ma manière sans que ma présence n’ait des conséquences sur les autres.

Q : Mais ne comptez-vous donc pas contester ces amendements au cas où ils sont votés ?

D’abord, j’espère de tout coeur que le gouvernement n’ira pas de l’avant avec ces amendements et que cette loi ne sera pas votée dans l’intérêt de la population et de son avenir. J’espère que, dans sa sagesse, le Premier ministre va retirer le texte de loi et laissera à l’IBA le soin d’entamer des consultations en toute indépendance avec toutes les radios afin que ce secteur progresse en toute sérénité pour le bien de la population. Je rejoins toutes les personnes ont fait appel aux députés des deux côtés de la Chambre de convaincre le Premier ministre de ne pas aller de l’avant avec ces amendements.

Il y a eu des appels particuliers à quatre anciens employés de radio, dont deux qui avaient effectué leurs premiers pas vers les sièges qu’ils occupent au Parlement grâce aux opportunités et la porte que leur a ouverte Top FM. Ils ne sont pas en face seulement de ce que leurs propres enfants et les générations futures vont penser d’eux, mais ils ont aussi un devoir moral envers la population et surtout envers Top FM pour le cheminement qu’ils ont fait dans leurs carrières. Je leur demanderai de bien réfléchir et de faire le bon choix. Il est encore temps pour eux d’empêcher que l’on commette un crime contre la liberté d’expression.

Aux autres députés de la majorité, je leur rappelle qu’ils sont les représentants du peuple et le peuple ne leur a pas donné un mandat pour voter des lois qui vont le priver de ses droits constitutionnels. Ils sont certes membres des partis politiques qui forment le gouvernement, mais ils sont des personnes avec une liberté de pensée et non des marionnettes ou encore moins des pions qu’on utilise à des fins quelconque. Pensez aux Sinatambou, Sesungkur, Fowdur, Rutnah et tant d’autres dans le passé qui ont fait l’expérience à leurs dépens et qui ont ensuite été mis sur la touche.

Quant à la question de contestation de ces amendements, nous serons guidés par les conseils de nos hommes de loi. D’emblée, il y a un consensus entre Top FM, Radio One et Radio Plus pour contester, entre autres, la constitutionnalité des provisions de cette loi.

Q : Cette nouvelle façon de courber l’échine des radios privées ne sonne-t-elle pas le glas de la liberté d’expression ?

Absolument ! Pas seulement la liberté d’expression, mais aussi la liberté de dénoncer des injustices et des maldonnes dans notre pays. Pour faire court, c’est une manière de bâillonner la population. Pire, si un citoyen ne peut plus critiquer un manquement ou abus d’un député, d’un maire, d’un président de conseil de district ou d’un ministre sur une radio, alors la démocratie elle-même est en péril. Ce sera comme en Corée du Nord !