Rajen Valayden : « L’île Maurice est devenue un centre névralgique de renseignements »

  • « Les techniciens étrangers n’ont pas accédé au câble SAFE mais se sont concentrés sur le panel en utilisant un logiciel médiateur (middleware) … […] intervention physique il y en a eu à 100% ! »
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  • « Pravind Jugnauth a forcé MT à commettre une violation de la convention, et non un acte illégal. Mais par rapport à son rôle de garant de la sécurité nationale, la sauvegarde de notre souveraineté, les lois régissant la sécurité de données privées et la confiance  d’un peuple, Pravind Jugnauth a failli lamentablement. Autant qu’il plaide coupable »
  • « Il est inconcevable que le président du conseil d’administration de MT, Nayen Kumar Ballah, soit toujours en poste. Idem pour le Secrétaire financier et le représentant du Solicitor General »

Il ne fait ni les yeux doux à Pravind Jugnauth ni de cadeaux à Sherry Singh. Rajen Valayden, actionnaire minoritaire de Mauritius Telecom et rédacteur en chef de Capital Media, analyse la situation suivant les allégations de Sherry Singh et révèle, dans la foulée, certaines informations cruciales qui confirment qu’il y a bien eu une intervention physique dans les locaux de la station de Baie Jacotet.

Zahirah RADHA

Q : Pourquoi, réclamez-vous, en tant qu’actionnaire minoritaire de Mauritius Telecom, une « forensic investigation » de tout le réseau de télécommunications de l’organisme ?

D’abord, je dois faire ressortir que je me suis retrouvé actionnaire quand j’étais employé de Mauritius Telecom. Minoritaire ou pas, les actionnaires indistinctement ont le droit de s’exprimer au cours de l’assemblée générale sur les sujets qui concernent l’intérêt de la compagnie. Ma demande pour une enquête approfondie se situe dans la foulée d’un séisme sans précédent qui risque d’avoir des répercussions sur non seulement la compagnie, mais aussi sur l’économie nationale, ainsi que sur la vie de nos concitoyens.

L’immobilisme dont a fait preuve Mauritius Telecom au cours des deux dernières semaines entame davantage la réputation de la compagnie. Nous sommes dans l’obligation de montrer patte blanche afin de rassurer les clients, la population et la communauté internationale. L’enquête doit aussi être axée sur les affirmations des membres de l’Assemblée nationale faisant état d’écoutes téléphoniques et piratages des données qui constituent une violation de nos droits humains et constitutionnels. Aussi, j’invite les enquêteurs à se pencher sur des similarités qui existent entre les accusations faites à l’encontre de la société Huawei par plusieurs pays occidentaux et des pratiques observées chez Mauritius Telecom.

Q : La station de Baie Jacotet est sur toutes les lèvres depuis les deux dernières semaines. Que pouvez-vous en dire ?

Commençons par disperser cette épaisse fumée qui nous embrouille. D’abord, il faut bien comprendre que les services offerts par MT à Baie Jacotet se limitent au bâtiment, l’approvisionnement en électricité, la climatisation, la sécurité et une équipe technique à la charge du consortium. La sécurité assurée par la SMF est au frais de Mauritius Telecom et contrairement à ce qu’avance Bruneau Laurette, ce n’est pas le Commissaire de police qui accorde les permis, mais bien MT. Quant aux « boules blanc ki sorti dans la mer » de Roshi Bhadain, et repris par certains médias, ce sont les antennes satellites protégées par des radomes. Ces installations appartenant à la firme norvégienne KSAT aident, entre autres, à la surveillance de l’agriculture, les prévisions météorologiques et la cartographie. KSAT bénéficie d’un soutien logistique mais est à contrario géré par une équipe de ressortissants Norvégiens.

Q :  Avez-vous une idée de ce qui s’est passé à Baie Jacotet en ce fameux 15 avril 2022 ?

Selon mes recoupements, vers 12h58, trois véhicules sont arrivés. La première voiture, une Mercedes, était conduite par Girish Guddoy, ‘Chief Technical Officer’ (CTO) de MT. Le ‘Manager’ de MT était au volant de la deuxième voiture, une Hyundai. Et la dernière voiture, une Honda Vezel, avait, à son bord, trois ressortissants étrangers. Les agents de la SMF ont été informés par le CTO que tous les occupants du véhicule sont des employés de MT et que leur visite ne devait pas figurer sur le registre. Les deux cadres de MT ont ensuite introduit les étrangers dans la salle des opérations. Le CTO de MT a demandé au personnel sur place de se retirer et a prononcé les mots « Top Secret ». Les techniciens étrangers n’ont pas accédé au câble SAFE mais se sont concentrés sur le panel en utilisant un logiciel médiateur (‘middleware’). L’intervention sur chaque connexion nécessite d’abord un court-circuitage occasionnant une panne de 30 secondes lors de la connexion du logiciel et idem lors de la déconnexion. Le ballotage de 60 secondes est inévitablement répercuté dans les rapports techniques. L’équipe est partie vers 19h15. C’est le ‘Manager’, un des cadres les plus aguerris de MT, qui a assisté les techniciens étrangers alors que son chef hiérarchique se rongeait les ongles à l’extérieur.  

Q : Mais n’est-ce pas une intervention physique ?

Bien sûr qu’il y en a eu ! L’utilisation du ‘middleware’ relève d’une intervention physique à 100% et qui leur permet d’obtenir toutes les informations.

Q : Quelle est votre analyse de cette opération ?

Avec suffisamment de recul et en se posant les bonnes questions, on arrive à mieux comprendre les enjeux. Je note qu’aucun média n’a constaté qu’en sortant de chez nous, le câble SAFE se connecte à Kochi au Kerala. D’où la question de comprendre, pourquoi les Indiens devraient venir chez nous pour sniffer les données sur le câble SAFE, alors qu’ils peuvent très bien le faire de chez eux ? On pourrait me répondre que certains trafics parcourent des routes différentes. Donc, on s’accorderait sur le fait que cette opération était ciblée.

Q : Alors pourquoi Baie Jacotet, selon vous ?

Il faut comprendre que notre réseau interne est circulaire. Ce qui implique qu’ils auraient pu accéder à ces données quelles que soit la station: Floréal, Rose-Hill, Triolet, ou autres. Même les connexions dédiées (VPN) passent par des hubs. Le hic, c’est que l’équipementier de MT aurait été alerté. J’ai des raisons de croire que c’était plus une opération de contre-espionnage que d’espionnage. L’île Maurice est devenue un centre névralgique de renseignements. Pourquoi croyez-vous que les grandes puissances investissent dans des ambassades qui ressemblent à des forteresses ? Croyez-vous que les diplomates en postes à l’île Maurice sont des « coller lafis » ou candidats déchus ?  Il y a énormément de choses qui se passent sous nos yeux et pourtant…

Q : Mais Pravind Jugnauth n’a-t-il pas fauté ?

Évidemment qu’il a fauté ! Au dix-huitième siècle, cela aurait été la potence. Par rapport aux engagements auprès du consortium, c’est une grave entorse qui impactera sur le peu de crédibilité qui nous reste. Sur ce point, il a forcé MT à commettre une violation de la convention, et non un acte illégal. Mais par rapport à son rôle de garant de la sécurité nationale, la sauvegarde de notre souveraineté, les lois régissant la sécurité de données privées et la confiance  d’un peuple, Pravind Jugnauth a failli lamentablement. Autant qu’il plaide coupable.

Q: Quid de Sherry Singh?

Rien qu’en se basant sur ses propos lors des deux émissions, j’observe qu’il s’incrimine sur plusieurs fautes que les actionnaires pourraient lui reprocher. D’abord, selon la «  Companies Act », c’est lui seul qui détient les pouvoirs exécutifs. Il avait le devoir moral et légal de désobéir à cet ordre du Premier ministre.  Changeons de contexte pour mieux comprendre. Est-ce qu’il aurait agi de la sorte si Pravind Jugnauth lui avait donné l’ordre de mettre le feu au Telecom Tower ? Il n’y a pas de « duress » qui tienne. Surtout quand il se dit être un guerrier et non un « chatwa ».

Ensuite, le temps qu’il a pris pour réagir est illogique. Les preuves telles que les images de CCTV, les fiches techniques, le rapport du CTO auraient pu être obtenus en moins de 24h. Pourquoi a-t-il attendu si longtemps ? Si Sherry Singh se plaint de n’avoir rien eu comme instructions formelles, qu’est-ce qui l’a empêché de faire un suivi  de la journée du 15 avril  par l’entremise d’un courriel ? Ce serait intéressant de savoir si Sherry Singh, en tant que CEO, aurait émis des ordres formels à son CTO ? En ce qui concerne la gouvernance, j’observe que Sherry Singh répond à la question de Nawaz Noorbux portant sur le bilan financier en disant que la compagnie a fait des pirouettes afin de payer moins d’impôts ! Il va plus loin en se vantant d’avoir été très actif durant les législatives de 2019. Cela alors qu’il était en poste chez MT. Son incapacité à réaliser ses bêtises dépasse l’entendement

Q : Si vous devez réaliser l’entretien de Sherry Singh, quel serait votre première question ?

Désolé, je ne fais ni dans le showbiz ni dans la dentelle. Mais en me prêtant au jeu, je crois que le point de départ serait de lui demander si l’appel du 15 avril 2022 était une première depuis 2015 ? Est-ce qu’il a, au cours de ces dernières années, reçu d’autres appels et instructions auxquelles il s’est souscrit ? Ces échanges et les actions qui ont suivi n’ont-ils pas porté préjudice au pays et au peuple ? Je vous assure que ce serait l’émission la plus courte de l’histoire. 

Q : Vous semblez ne pas être convaincu par les motivations avancées par Sherry Singh ?

Depuis le mois de février 2021, nous étions plusieurs à découvrir l’axe Singh-Laurette. D’où l’une des raisons de l’effritement de cette communion dégagée grâce à la mise en place du Kolektif Konversation Solider. Durant la crise chez Air Mauritius, un des négociateurs syndicaux avait exercé des pressions énormes sur Yogita Rama, présidente d’AMCCA pour qu’elle renonce à l’accord collectif de ses membres et cède ses droits de négociations à Sherry Singh. Elle a eu le courage de résister. Au fur et à mesure qu’il jalonnait le terrain, on voyait clairement ses ambitions. Mais pour comprendre le timing, rappelez-vous que depuis 2016, je tire la sonnette d’alarme sur l’état des finances de MT, les pratiques scandaleuses et les relations incestueuses avec la firme Huawei.

Six ans après, l’écume qui monte à la surface annonce la tempête, d’où le besoin de prendre des dispositions. Durant des mois, Sherry Singh, par l’entremise de deux collaborateurs chez MT, a établi des contacts avec des politiciens de tous bords, des associations socio-culturelles et d’autres personnes ayant une certaine influence dans le pays. Plusieurs de ces rencontres ont eu lieu à Anahita. L’un de ces deux entremetteurs se retrouve mêlé à une affaire de mœurs, étouffée en haut lieu. Abuser de la précarité est un crime que j’estime impardonnable et le molosse devra répondre de ses actes. La démission de Sherry Singh est loin d’être une offensive contre le gouvernement. C’est une stratégie de défense : la fuite en avant !

Q : Devrions-nous alors fermer les yeux sur ce qu’il dit ?

L’essentiel de l’histoire touche à la vie privée des gens. Ce qui explique que des Mauriciens sont nombreux à le croire. Le divorce entre Sherry Singh et Pravind Jugnauth était consommé depuis belle lurette et même s’il évoque la durée de son contrat, le couperet allait bientôt tomber. Il a choisi son moment et le narratif le plus séduisant pour un peuple accro à Netflix. Libre à certains de l’ériger en martyre. Mais pour d’autres, il n’est ni Edward Snowden, encore moins Bhagat Singh. J’aurais tant aimé que le geste que Sherry Singh a fait le jour de son départ soit une demande de pardon au lieu d’un namasté qui vise à séduire une clientèle politique.

Q : N’y aura-t-il donc point de tsunami ?

Au cas où vous ne l’aurez pas remarqué, nous sommes déjà engloutis. La seule façon qu’on pourra provoquer un tsunami par l’entremise de Sherry Singh, c’est qu’il se transforme en kamikaze. C’est-à-dire, qu’il vienne tout balancer avec les preuves qu’il détient. Il est déjà pris à son propre jeu et il lui sera difficile de dévier de la raison principale qu’il a évoquée pour expliquer son départ. Peut-il venir expliquer à la population les dessous de la constellation médiatique du MSM, les relations du parti avec Jean Michel Lee Shim depuis cette fameuse rencontre en 2010, les contrats refilés au fishy businessman Bassoo, les sales besognes entreprises par une société de gardiennage de Quatre-Bornes ? Mais je suis sceptique, car je n’ai jamais croisé un kamikaze qui a des ambitions politiques.

Q : Quelle sera, selon vous, la suite de cette histoire ?

Comme tant d’autres : rien ! Pour se libérer des charges qu’on l’accuse à ce jour, Sherry Singh n’a qu’à invoquer son droit au silence et ce sera au DPP de conclure si cette affaire mérite une suite. Le DPP a, lui, le devoir d’être cohérent et tenir compte de tous les autres précédents. Donc, il ne faut pas être un génie pour savoir quelle sera la suite. Quant à Pravind Jugnauth il veut tout simplement gagner du temps afin de stabiliser sa barque. Je suis convaincu que d’autres révélations sur cette affaire d’espionnage et contre-espionnage vont surgir. Si l’on découvre que certains ont bénéficié des « Foon Pow » accordés par des firmes étrangères pour des services rendus, alors Pravind Jugnauth n’est pas le seul à avoir trahi la patrie.

Q : Qu’en est-il du conseil d’administration et du partenaire stratégique Orange ?

Je sais que le leader de l’Opposition jouit d’excellentes relations avec des hauts cadres chez Orange et le connaissant, il a dû certainement s’enquérir de la situation. Mais au niveau de la gestion de l’affaire, il est inconcevable que le président du conseil d’administration, Nayen Kumar Ballah, soit toujours en poste. Idem pour le Secrétaire financier et le représentant du Solicitor General. Il est primordial de réunir au plus vite une assemblée générale des actionnaires afin d’assainir la situation. De plus, je note que la nomination d’un représentant d’Orange en tant que CEO par intérim est contraire à l’accord des actionnaires. L’enquête que je réclame est indispensable dans le rétablissement des relations avec nos partenaires. J’ai toujours clamé que les questions relatives à MT doivent être débattues à l’Assemblée nationale. Sherry Singh et Pravind Jugnauth avaient tort de dire qu’étant régit par la ‘Companies Act’, les questions portant sur MT étaient irrecevables. Permettez-moi de vous rappeler bien que France Telecom soit cotée en bourse, les sujets qui y sont relatifs sont débattus à l’Assemblée nationale, et que c’est grâce aux parlementaires que justice a été faite aux victimes d’harcèlement moral. Le simple fait que cela concerne l’argent des contribuables indique qu’il y a des comptes à rendre.  

Q : Qu’est-ce qui vous fait penser que le réseau national de télécommunications est déjà compromis ?

D’abord, il faut comprendre qu’un renifleur de réseau (sniffing) compte plusieurs utilités. Il permet d’identifier et de localiser précisément les transmissions inhabituelles sur le réseau et  de recueillir des données à des fins d’analyses de sécurité. Les différents firewalls qui protègent le système contiennent déjà des sniffeurs qui traquent les données. Tout dépend des intentions des personnes qui gèrent le système. Le système peut être utilisé à des fins personnelles et politiques. Mais ce qui me préoccupe le plus c’est les « back door » qu’utilise Huawei pour accéder aux données. C’est justement ce qui est lui reproché dans plusieurs pays et non des moindres. Huawei est accusé d’avoir accédé aux échanges du Premier ministre hollandais et le 22 juin dernier, un tribunal suédois a interdit la firme chinoise en évoquant des menaces réelles. Selon des contacts ayant travaillé sur l’implémentation des projets de Safe City sur le continent africain, il est indéniable que le centre de Huawei peut accéder à toutes les données et aussi bien visionner les images en temps réel. 

L’affaire des interceptions des données ne date pas du 15 avril 2022. Il y a en outre un confrère qui avait décroché le Prix Nicolas Lambert pour son reportage sur les équipements d’interceptions.  Sous le couvercle de sécurité nationale, le gouvernement a dépensé des centaines de millions pour se procurer des gadgets dernier cri. Mais au-delà de la surveillance locale, il y a bien un Big Brother ou même plusieurs.

Q : Craignez-vous que ces allégations entraînent de sérieuses répercussions sur nos relations diplomatiques ?

Ça fait un bail que les pays du monde nous observent. J’ai été interpellé par des diplomates qui ont voulu en savoir plus sur la mise en place des cadres légaux qu’ils jugent liberticides. Je persiste à attirer l’attention de nos élus sur des clauses qui sont insérées très souvent dans nos lois et qui passent inaperçues. À l’exception de quelques-uns, je dois dire que la grande majorité de députés de l’opposition manque cruellement de rigueur. Les amendements apportés à l’ICTA Act par l’entremise de la ‘Finance Act 2021’, en sont les preuves. On a rendu légal la vente de données sous toutes ses formes. Les ambassades et des hauts commissariats sont plus appliqués que nos concitoyens et ils étudient absolument tout. En termes de répercussions diplomatiques, il n’y aura pas grand-chose. Mais en ce qui concerne les investissements et les activités économiques, les dégâts sont énormes. Si rien n’est fait, c’est sur nous que le tsunami va s’abattre.

Q : Maurice est-il finalement réduit à un État voyou ?

Vu les circonstances, on pourrait aussi rajouter État Voyeur. On se souviendra de cette ère comme celle du grand banditisme. Banditisme d’état et banditisme de Chaebols. Pravind Jugnauth devra porter cette responsabilité. Le Mauricien lambda n’a absolument pas tort de percevoir que le pays est en passe de devenir le 29ème état de l’Inde. Pire ! Le coupable n’est pas le mouvement nationaliste de Modi, mais bien le gouvernement élu par les Mauriciens qui s’est pavané, prosterné et offert volontairement aux plus offrants. Tout ça pour un métro que Pravind Jugnauth est convaincu, va le reconduire au pouvoir.