Rama Sithanen, ancien ministre des Finances:« Pravind Jugnauth a fait trois hold-ups qui permettront au gouvernement d’empocher Rs 40 milliards » 

  • « Je lance un appel aux représentants du secteur privé qui siègent sur le board de la BoM d’assumer leurs responsabilités et de ne pas agir comme des paillassons »
  • « Certaines dépenses qui devraient normalement être inclues dans le budget ne l’ont pas été. Ce qui masque le vrai déficit budgétaire »
  • « There is no magical wand ». Il n’y a qu’Anerood Jugnauth et Vishnu Lutchmeenaraidoo qui croyaient au miracle »

L’ancien ministre des Finances Rama Sithanen est tout à fait dans son élément quand il s’agit de décortiquer le dernier budget de ce gouvernement. Il s’y prête même avec un certain enthousiasme. En tant que « vié zouer », comme il se décrit, il y relève d’ailleurs plusieurs ruses visant à masquer l’état réel de la situation économique…

 

Zahirah RADHA

 

Q : Beaucoup a déjà été dit sur le dernier budget présenté par Pravind Jugnauth. Si vous deviez le résumer en un mot ou une phrase, qu’aurait-il été ?

L’accent a été surtout mis sur des petites mesures pour tenter de récolter des votes alors que l’essentiel a été relégué aux oubliettes. Les grands enjeux économiques et sociétaux n’ont point été adressés.

 

Q : En tant qu’ancien ministre des Finances, considérez-vous que cet exercice  correspond à un budget de fin de mandat ? 

(Il hoche la tête et éclate de rire) Oui ! C’est définitivement un budget électoraliste. Le Premier ministre et ministre des Finances s’est beaucoup attardé sur le bilan des quatre dernières années. Il a également pris un hélicoptère pour distribuer des cadeaux un peu partout, un peu à la manière dont on jette des confettis. Cependant, il ne s’est attaqué ni aux problèmes de l’économie en général, ni aux problèmes sectoriels et encore moins au vieillissement de la population qui est un des plus grands risques auxquels nous sommes confrontés.  Notre population diminuera par presque un tiers d’ici 2100 et on si on n’adresse pas ce problème le plus vite possible, il n’y aura plus personne pour travailler et pour payer la pension de vieillesse. Le budget ne vise qu’à préparer le gouvernement pour aller aux élections. Ni plus ni moins. D’ailleurs, il a annoncé des mesures qui se concrétiseront dans un an, en faisant l’impasse sur ce qui se passe aujourd’hui.

 

Q : Il n’y a donc pas d’équilibre entre le social et l’économie ?

Voyons d’abord les grands défis auxquels nous sommes confrontés. Tout le monde sait que le sucre est dans la mélasse depuis longtemps. Or, la mesure annoncée ne s’étale que sur un an, donc à court terme. Aucune mesure n’a été prise pour adresser les problèmes fondamentaux. Ce n’est qu’après avoir passé cinq ans au gouvernement, soit à la fin de son mandat, qu’il vient nous dire que la Banque Mondiale fera une étude qui sera prête … après les élections ! Idem pour le secteur manufacturier. Ils avaient dit qu’ils le porteront à 25% du Produit Intérieur Brut (PIB). Au contraire, il a chuté de 18% du PIB en 2014 pour atteindre seulement 12% du PIB actuellement.

Le textile est en baisse, tout comme les exportations et le tourisme. Pour que la croissance augmente, il faut d’abord que les secteurs de l’économie se portent bien. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Le secteur du « global business » a été confronté à une augmentation d’à peu près 25% de ses « fees » du jour au lendemain, sans qu’il ne le dise dans le budget. Rien n’a été fait concernant la création de l’emploi. Il y a actuellement 25 % de nos jeunes et 10% des femmes qui sont au chômage. Presque 29% de la population sont soit chômeurs soit « under-employed » ou qui n’ont pas d’emplois qui sont conformes à leurs qualifications.

Il y a également un déficit énorme dans la balance commerciale et une augmentation enrobée de la dette publique. Et afin de le masquer, Pravind Jugnauth va faire un hold-up de Rs 18 milliards à la Banque de Maurice. En réalité, il a fait trois hold-ups. Le second concerne la vente des bijoux de l’État au coût de Rs 11 milliards sans qu’il ne le dise et finalement, il contraint certaines entreprises publiques ayant des surplus à acheter des « treasury bills » au coût de Rs 11 milliards. Ce qui lui rapportera au final Rs 40 milliards, soit 8% du PIB.

Au final, le consensus qui se dégage c’est qu’il n’y a qu’un strict minimum qui a été fait sur le plan de l’économie. Ce qui est encore plus grave, c’est qu’il n’y a aucun nouveau secteur qui émerge pour compenser ceux qui sont en difficulté. Raison pour laquelle j’estime qu’il sera presque impossible d’avoir une croissance de 3, 9 % cette année alors qu’elle se chiffrera à environ 3, 5% l’année prochaine. Ce qui est très bas.

 

Q : Revenons sur la polémique entourant l’utilisation des réserves de la Banque de Maurice pour éponger la dette publique. Où se situe le mal dans cette mesure et quel danger représente-t-il pour notre économie ?

Il y a beaucoup de confusion entourant les trois réserves de la Banque de Maurice. Simplifions les choses. Il y a d’abord une réserve en devises étrangères d’un montant correspondant à presque Rs 240 milliards en mai 2019. La plus grande partie de ces devises n’appartiennent pas à la BoM et elle n’a donc pas le droit d’y toucher. D’ailleurs, le Premier ministre n’a pas dit qu’il l’utilisera. Ce ne sont que quelques personnes qui n’ont pas fait correctement leur travail qui pensent le contraire.

Il y a une seconde réserve qui est connue comme la réserve générale. 15 % des profits perçus par la Banque Centrale sont versés dans cette réserve tandis que les 85% restants vont au gouvernement. Ce qui est tout à fait légal. Et puis, il y a le « special reserve fund » où l’on met des gains obtenus ou des pertes subies quand il y a un changement dans la valeur des réserves en devises. Par exemple, si le dollar apprécie, il est crédité dans ce compte et s’il déprécie, il y est débité. Dans ce cas, c’est du « paper money », que des « unrealised gains ». L’utilisation de cette réserve est limitée uniquement à l’augmentation du fond propre de la Banque Centrale qui s’élève aujourd’hui à seulement Rs 2 milliards. Ce qui est insuffisant.

La réserve générale peut aussi être utilisée exceptionnellement pour la politique monétaire. En d’autres mots, s’il y a trop de liquidités dans le pays, ce qui n’est pas sain pour le système financier, la Banque Centrale peut intervenir pour l’éponger en puisant de cette réserve. Elle peut également servir pour stabiliser la roupie. Ceci pour vous dire que même pour la politique monétaire, elle ne peut être utilisée que de façon exceptionnelle. Pravind Jugnauth, lui, ne veut pas seulement l’utiliser mais il prendra carrément la totalité du montant. Ce qui est très dangereux.

Ainsi, si demain, la Banque Centrale doit intervenir en faveur de la roupie, elle se retrouvera sans sou. Il faut aussi souligner que, selon la loi, si la BoM se retrouve en difficulté financière, il incombe au gouvernement de le capitaliser. Ce dernier prendra donc d’une main pour lui redonner d’une autre en cas nécessaire. Il faut aussi savoir que quand on lui prend ses réserves, on prive également la Banque Centrale de son indépendance, son intégrité et sa capacité d’intervention. C’est pour cela qu’il faut séparer la politique monétaire qui relève de la responsabilité de la Banque Centrale et la politique fiscale qui est faite par le ministère des Finances.

Je constate que Pravind Jugnauth est allé encore plus loin en disant que cette réserve sera utilisée pour les besoins fiscaux, ce qui a un sens encore plus large. Il faut aussi que la population sache qu’il a fait d’une pierre deux coups : le premier consiste à transférer Rs 18 milliards dans les comptes du gouvernement sans qu’il ne soit obligé de s’en servir, par la suite, pour rembourser les dettes. Et là, il faudra voir dans quelle façon la « Bank of Mauritius Act » sera amendée. Il fait d’ailleurs fausse route quand il argue que d’autres ministres des Finances – quoiqu’il ne m’ait pas mentionné personnellement – ont déjà puisé du « special reserve fund » dans le passé. Sinon, pourquoi devrait-il amender la loi ?

 

Q : Comment jugez-vous la démarche de la Banque de Maurice visant à justifier cette mesure ?

C’est cela le danger quand des politiciens sont nommés à la tête de la Banque Centrale. Tout le monde sait que c’est le no. 2 de la Banque Centrale, qui est aussi le conseiller du Premier ministre, qui s’occupe de la gestion de celle-ci. Le communiqué émis par la BoM est une vraie honte. Il est clair qu’elle a perdu toute son indépendance. Il appartient maintenant au board d’assumer sa responsabilité quoique nous connaissons tous comment il fonctionne. Je lance d’ailleurs un appel aux représentants du secteur privé qui y siègent d’assumer leurs responsabilités et de ne pas agir comme des paillassons.

 

Q : L’utilisation des réserves de la BoM est-elle l’arbre qui cache la forêt ou y a-t-il d’autres mesures toutes aussi préoccupantes qui sont passées inaperçues ?

Il y en a plusieurs ! Primo, il y a les Rs 11 milliards que le gouvernement percevra en deux ans en vendant les bijoux de l’État, sans nous dire de quoi il s’agit. Secundo, les « public companies » seront contraints d’acheter des « treasury bills » de leur surplus. Cette mesure rapportera également Rs 11 milliards au gouvernement. Tertio, il a pris toutes les réserves de la FSC ! Raison pour laquelle celle-ci n’a pas d’autre choix que d’augmenter les « fees » du global business, jusqu’à 25% dans certains cas, le lendemain même du budget et cela malgré le fait que ce secteur fait face à des difficultés. Il (ndlr : Pravind Jugnauth) n’a même pas eu la décence de le dire dans son discours budgétaire. C’est la FSC qui a envoyé une lettre à toutes les compagnies pour leur annoncer que cette augmentation prendra effet à partir du 1er juillet.

Ils ont aussi eu recours à un autre truc : certaines dépenses qui devaient normalement être inclues dans le budget ne l’ont pas été. Ce qui masque le vrai déficit budgétaire. Si vous y ajoutez les dépenses non-inclues dans le budget, vous verrez que le déficit est supérieur à 5%. Idem pour les dettes. Si vous comptabilisez le tout, la dette publique dépassera les 70%. Ce ne sont pas mes chiffres mais ceux qui sont publiés dans le budget (Appendix H). Il suffit de voir l’item le « consolidated adjustment » pour voir la supercherie.

Le budget comporte aussi une autre ruse : les dettes étrangères ont été classifiées selon leur déboursement et non selon le montant emprunté par des sociétés appartenant au gouvernement. Je vous donne un exemple : si demain vous contractez un loan d’un million de roupies auprès d’une banque, mais elle la débourse en dix tranches de Rs 100 000. C’est toujours un million de roupies que vous devrez à la banque, n’est-ce pas ? Mais, eux, ils ne comptent que la tranche de Rs 100 000 déjà déboursée. Ils n’incluent que le « disbursed amount of the loan » et non le montant « committed ».

 

Q : C’est donc un « eye-wash » pour leurrer la population ?

Je dirai plutôt que c’est un jeu d’écriture.

 

Q : Au-delà du budget, quand vous analysez la performance économique de certaines compagnies clés de l’État comme la SBM ou Air Mauritius, quel sentiment cela vous inspire-t-il ?

(Rires) Vous avez oublié la MauBank ! La SBM a perdu presque 50% de sa valeur boursière, passant de Rs 10 à Rs 5. Savez-vous ce que cela veut dire pour les ti-dimounes qui ont fait confiance à la State Bank en y injectant leur argent ? La politique s’ingère trop dans la gestion de la SBM. Avez-vous remarqué la fréquence à laquelle elle change de CEO ? Il y a un qui venait tout juste d’être nommé mais voilà qu’il prend déjà la porte de sortie. Il y a aussi une surpolitisation d’Air Mauritius alors que la MauBank est, elle, un trou sans fond. D’ailleurs, il n’y a même pas de provision dans le budget quant au prêt que le gouvernement a accordé à la MauBank. Cela veut tout dire.

 

Q : Vous faites état d’une surpolitisation de ces institutions, mais y en a-t-il d’autres raisons pour expliquer leur mauvaise performance, comme l’absence de décisions stratégiques, le manque de vision ou de compétence simplement?

C’est un peu de tout ! Ils n’étaient même pas sûrs de remporter les élections. Ce qui fait qu’on a eu droit à toute sorte de ministres. Je pense sincèrement que Pravind Jugnauth a fait une grosse erreur en conservant le portefeuille des Finances. J’ai été moi-même ministre des Finances pendant dix ans et je suis économiste de formation. Je peux donc vous dire qu’assumer ce poste n’est pas chose facile. C’était une très lourde responsabilité pour moi malgré toute mon expérience et mes connaissances en économie. Mais là, il s’agit d’un Premier ministre qui détient au moins quatre portefeuilles. Ayant déjà un rôle extrêmement compliqué et éminemment politique en tant que Premier ministre, cela ne doit pas être facile pour lui de gérer aussi les Finances.

Ce qui explique pourquoi il doit « outsource » la responsabilité à ses officiers. Je ne crois pas que ce soit une bonne chose. Le pays mérite d’avoir un ministre des Finances à plein temps et qui travaille pour le pays 24h sur 24. Mais je crois comprendre que le Premier ministre pense qu’il n’y a personne au sein de son équipe qui puisse assumer cette responsabilité ou peut-être ne fait-il confiance à personne. Il faut d’ailleurs le dire honnêtement, il est entouré d’une équipe faible.

 

Q : Quelles devraient être les priorités du nouveau gouvernement pour remettre le pays sur les rails ?

Il faut une croissance forte et robuste, un meilleur partage de cette croissance et une croissance qui soit durable. Je suis très inquiet concernant nos exportations. Jamais notre déficit d’exportation n’a été aussi élevé. Notre balance commerciale compte un déficit d’à peu près Rs 130 milliards, soit presque 25% du PIB. En d’autres mots, nous vivons largement au-dessus de nos moyens. Pour l’instant, le « global business » nous tire d’affaire, mais l’argent provenant de ce secteur n’est pas le nôtre. Les opérateurs peuvent décider de le retirer à n’importe quel moment.

Il faudra donc redynamiser l’exportation, tout comme l’investissement, le manufacturier et la productivité tout en étant au chevet des secteurs qui sont malades. On doit augmenter les revenus du secteur sucrier à travers la vente des sucres spéciaux, réduire les coûts et revaloriser les produits dérivés. On doit aussi protéger notre environnement, car c’est l’un des facteurs qui contribuent à la baisse du tourisme. Il faut également miser sur la création de nouveaux piliers comme l’économie bleue et verte, l’économie circulaire, la stratégie africaine, le Fintech, la biotechnologie et les Robotics, entre autres. Le défi, c’est de consolider la vieille économie, améliorer les secteurs émergents et développer de nouveaux piliers. Ce n’est pas facile.

Malheureusement, il n’y a pas 25 solutions. Comme dirait l’Anglais, « there is no magical wand ». Il n’y a qu’Anerood Jugnauth et Vishnu Lutchmeenaraidoo qui croyaient au miracle. Finalement, il n’y a pas eu de miracle mais de mirage. Il n’y a que le « hard work », la détermination  et la compétence et des mesures fortes qui peuvent nous permettre de mettre les chances de notre côté afin de remettre l’économie sur les rails, tout en gardant en tête le fait que la situation économique sur le plan international est sujette à des volatilités, surtout avec la guerre commerciale entre la l’Amérique et la Chine et le Brexit, entre autres.

 

Q : Vous serez là pour la remettre sur les rails ?

C’est le travail d’une équipe. Je donne certes un coup de main au Parti Travailliste. Mais pour mener le navire à bon port, il faut une équipe, un programme, et la compétence. Il faut évidemment un leadership fort et une équipe dynamique comprenant des jeunes, des femmes et des anciens. Les ingrédients de la réussite demeurent dans la fougue de la jeunesse et l’expérience des anciens.

Il y des personnes compétentes qui travaillent sur les différents dossiers : l’éducation, la santé, les infrastructures, la solidarité et le partage. On travaille aussi sur la compétition parce que celle-ci est complètement faussée à Maurice. Une attention particulière devra aussi être portée sur l’entreprenariat afin de donner plus de chances aux nouveaux venus. Il faut plus de compétition et aussi d’antitrust. Ce n’est pas possible que ce soit les mêmes compagnies qui contrôlent toute l’économie.

 

Q : On aura donc droit à une démocratisation bis ?

Ce n’est pas une démocratisation, mais plutôt une déconcentration de l’économie. On n’est plus en 2005. Il nous faut bouger avec notre temps. On a aujourd’hui beaucoup de jeunes qui ont des idées innovatrices. À titre d’exemple, qui aurait pensé qu’Uber allait révolutionner le transport ? C’est cette chance qu’on doit donner aux jeunes.

 

Q : Votre coup de main se résume-t-il uniquement au niveau de la stratégie du PTr ou serez-vous également présent sur le terrain ?

Je serai définitivement présent sur le terrain ! D’ailleurs, j’étais presque le « campaign manager » d’Arvin Boolell à la partielle à Quatre-Bornes. J’apporterai ma contribution au niveau de la réflexion, la stratégie, la rédaction du programme et je serai présent aux côtés de mes camarades travaillistes sur le terrain.