Eshan Juman, député travailliste : « Les dirigeants du jour ne font que du tort à notre pays »

  • « Pourquoi un fournisseur qui vient d’être interrogé par l’ICAC doit-il rencontrer des responsables d’un ministère dans le nord du pays pour les tenir au courant du contenu de sa déposition ? »

Il est l’un des membres les plus véhéments et les plus actifs au sein de l’opposition parlementaire. Eshan Juman, député du PTr et auteur de plusieurs révélations fracassantes fut-il au Parlement ou sur les réseaux sociaux, commente l’actualité et prend comme cibles, le Premier ministre et le ministre de la Santé.

Zahirah RADHA

Q : L’opposition dénonçait la mauvaise gestion de la Covid-19, qui n’est pas moins qu’un scandale, quand le ‘Molnupiravir Gate’ a éclaté. Le pays danse-t-il sur un volcan ?

L’affaire Molnupiravir et le subside sur le lait ne sont que les derniers d’une série de casseroles que traîne ce gouvernement depuis qu’il a pris le pouvoir. Depuis 2014, un scandale en chasse un autre. Il y a eu, auparavant, l’affaire Sobrinho, le ‘biscuit gate’, le cas Bet 365 qui avait entraîné la démission d’un ministre, et plus récemment, il y a eu les affaires Pack & Blister, Hyperpharm, Bo Digital et St-Louis qui a provoqué la révocation de l’ancien ‘Deputy Prime Minister’, entre autres. Il a tellement de scandales, les uns aussi ou sinon plus graves que les autres, que le peuple n’arrive plus à ‘keep count’ ou ‘keep track’. Tous ces scandales ont contribué à saigner à blanc les caisses de l’État.  

Cependant, le plus grave, pour moi, reste ce que nous avons été contraints de vivre dans le sillage de la Covid-19 cette année-ci.  La mauvaise gestion de la pandémie nous a coûté la vie inestimable de plus d’un millier de nos compatriotes. Aujourd’hui, le pays est submergé par les larmes de nombreuses familles ayant perdu leurs proches, dont des ‘frontliners’, principalement à cause d’une mauvaise prise en charge par les autorités. Le Premier ministre, qui est à la tête du ‘High Level Committee’, et le ministre de la Santé sont les premiers responsables de cette situation.

Q : Vous avez mis votre grain de sel dans l’affaire Molnupiravir en faisant certaines révélations. Qu’est-ce qui vous interpelle le plus dans cette affaire ?

Tout le monde, à commencer par le Premier ministre lui-même, a été choqué par la réponse du ministre de la Santé vendredi dernier. Pravind Jugnauth a prétendu ne rien savoir sur ce dossier alors qu’il préside quotidiennement le ‘High Level Committee’. Il avait lui-même annoncé, la veille, l’achat d’un million de Molnupiravir pour le traitement de la Covid-19. Comment peut-il donc feindre l’ignorance à ce sujet ? N’était-ce pas pourtant une décision « pou sauve la vie dimounes », selon les dires du ministre de la Santé et du directeur de « CPN Distributors Ltd » ?

Si vraiment ni le Premier ministre ni le ministre de la Santé n’était au courant de cette affaire, cela veut dire que nous avons un gros problème car ils ne contrôlent plus rien. Ce qui donne raison à tous ceux qui ont dénoncé publiquement leur mauvaise gestion de la pandémie, surtout dans les hôpitaux.

Dès le lendemain de l’éclatement de cette affaire, le ministre de la Santé et les hauts cadres de son ministère ayant travaillé sur ce dossier auraient dû avoir ‘stepped down’. Malheureusement, ce n’est que mardi, suivant des convocations par l’ICAC qui agissait après la déclaration du Premier ministre faite la veille, que certains cadres ont été suspendus. D’ailleurs, au moment où l’ICAC effectuait des descentes à la douane et chez le directeur de « CPN Distributors Ltd », la ‘Senior Chief Executive’ (SCE) défalquait des documents de son bureau à celui d’un autre officier alors qu’elle n’aurait pas dû y avoir accès.

Je peux vous dire avec certitude que des documents seront manipulés. Plus grave, pourquoi la SCE, Mme. Allagapen, sœur d’un Senior Minister, n’a-t-elle pas été inquiétée alors qu’elle est la première personne qui est responsable du ministère de la Santé ? Pourquoi a-t-elle fait valoir ses droits à la retraite ? Que cache-t-elle ?

Q : Serait-ce une justice à deux vitesses où les proches du pouvoir sont protégés pendant que les autres payent les pots cassés ?

Je ne suis pas contre la suspension des officiers impliqués dans cette affaire. J’avais été l’un des premiers à l’avoir réclamé puisque c’était dans la logique des choses. Mais qu’en est-il de la SCE et le ministre de la Santé ? Pourquoi la sœur d’un ministre a-t-elle été protégée ? À l’avenir, on risque de voir tous les SCE partir à la retraite pour fuir des problèmes dans leurs ministères. C’est inacceptable. Elle aura droit à tous les privilèges que lui confère sa retraite alors que son départ est lié à un scandale de l’ordre de Rs 70 millions. Quel ‘deal’ a-t-elle fait avec le gouvernement pour qu’elle puisse partir en toute quiétude alors qu’elle aurait pu venir nous dire toute la vérité ? Protection, fami, ala ki arrivé. À un moment où des employés exposent leur vie pour sauver des compatriotes, d’autres en profitent pour commettre des maldonnes pareilles dans le dos de la population. C’est honteux !

Q : L’ICAC a quand même agi très vite dans le présent cas. Est-ce réconfortant ou s’agit-il d’un simple « eye wash » ?

L’ICAC est une blanchisserie. Je m’y étais rendu dans le sillage du scandale Pack & Blister, Bo Digital et Hyperpharm, mais malheureusement il n’y a eu que des arrestations cosmétiques pour la réclamation des prix excessifs à son client, qui se trouve être le gouvernement alors que celui-ci disposait dès le départ de toutes les données concernant ces prix. Si l’ICAC avait bien fait son travail à la suite de ma déposition en 2020, on n’en serait pas là aujourd’hui.

Q : Qu’est-ce qui vous a poussé pour rechercher une cotation concernant le Molnupiravir auprès du fabriquant indien Optimus Pharma ?

Le leader de l’Opposition a fait un excellent travail en dénonçant cette affaire. Je suis personnellement d’avis que nous ne devons pas nous contenter simplement de soutenir toute dénonciation, mais qu’il est aussi de notre devoir d’assurer qu’on puisse verser autant d’informations possibles dans le dossier afin que la population puisse connaître la vérité.  

C’est la raison pour laquelle je me suis tourné vers « Optimus Pharma » pour connaître le prix du Molnupiravir. Le prix proposé par son représentant local, soit Rs 79.92 était clairement anormal, sachant qu’une autre firme l’a vendu à Rs 9.30. Pour l’achat de 500 000 gélules, le fabriquant m’a proposé le prix d’environ Rs 17/ l’unité, et cela sans qu’il n’y ait eu aucune négociation. Pourtant, le ministère de la Santé a accepté de payer Rs 80. C’est aberrant.  

Je n’ai aucun problème avec la compagnie qui a fourni ces médicaments. Moi, je suis pour la démocratisation du commerce, quel qu’il soit. Mais il doit être fait en respectant les paramètres légaux, et non pas de profiter comme on en a vu dans les récents et précédents cas où des contrats sont décrochés parce que certains businessmen véreux « pas met de l’huile dans zorey ». La présente compagnie dont on parle existe depuis 2017, sans qu’elle n’ait fait la moindre activité auparavant. La population voit clairement dans leur jeu.

Q : On assiste au même scénario que celui de l’année dernière. Pensez-vous qu’il y a un mécanisme bien huilé en place pour faire profiter à certains proches du pouvoir ?

Des milliards de roupies ont été jetées à l’eau durant le premier confinement. Pack & Blister, Bo Digital, Hyperpharm… toutes ces firmes ont bénéficié à gogo sur le dos du peuple sans qu’elles ne soient punies comme il le fallait. C’est un modus operandi tellement facile que d’autres ne font que le perpétuer. Ce n’est pas uniquement à cause du Molnupiravir que je réclame la démission de Kailesh Jagutpal. Je lui avais demandé, face-à-face au Parlement, de ‘step down’ pour la gestion catastrophique de son ministère et pour tous les scandales qui y a eu lieu.

Le ministre de la Santé s’est défendu sur la question de demande d’urgence d’oxygène auprès de en arguant que son ministère agissait en fonction d’un « preparedness plan ». Or, s’il avait bien géré le dossier Pack & Blister, aurions-nous dû quémander auprès de La Réunion pour avoir une dizaine de ‘ventilators’ en emprunt ? Leur manque de préparation s’est répercuté sur le service offert dans les hôpitaux et cela nous a coûté la vie de nombreux de nos compatriotes.

Je maintiens que si le Premier ministre avait le contrôle de son gouvernement, si le ministre de la Santé avait pleinement assumé ses responsabilités dès le départ, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Tout ce qu’on voit actuellement n’est que le « tip of the iceberg ». Tous les ministères indistinctement sont paralysés par une inefficience et une mauvaise gestion.

Pouvez-vous imaginer que plusieurs dizaines de millions de roupies ont été dépensées pour la rénovation du complexe sportif de Côte d’Or deux ans seulement après sa construction qui a coûté Rs 5 milliards alors qu’il n’a jamais été utilisé ? Au port, qui tombe sous la responsabilité du bureau du Premier ministre, Rs 79 millions ont été déboursées pour l’acquisition des tracteurs défectueux et inutilisables. Je le redis, il y a une mauvaise gestion à tous les niveaux. Les dirigeants du jour ne font que du tort à notre pays. J’ai peur pour l’avenir de Maurice.

Q : Il n’y a donc pas seulement Kailesh Jagutpal qui n’est pas « the right man in the right place » ?

C’est tout le gouvernement qui est mis en cause et qui doit partir. Si l’on se concentre sur la démission de Kailesh Jagutpal, c’est parce qu’il est aussi responsable, outre le gaspillage des fonds publics, de la perte de vie de plusieurs de nos concitoyens. Ene minit li bizin pas reste kom ministre !

Q : L’un des volets dont est composé l’enquête de l’ICAC concerne la fuite de documents. N’est-ce pas un frein dans la lutte contre la corruption ?

C’est devenu une pratique courante pour le gouvernement de museler ceux qui dénoncent ses magouilles et mauvaises pratiques parce que cela lui fait énormément de tort. C’est pour cela qu’il est venu de l’avant avec une loi pour sévir contre les publications sur les réseaux sociaux et les radios privées. Au lieu de féliciter et encourager les dénonciateurs pour qu’ils puissent déballer tout ce qu’ils savent dans le but de mener une lutte sans relâche contre la corruption, ces derniers sont harcelés.

Des employés du ministère de la Santé ont été persécutés par le CCID parce qu’ils sont soupçonnés d’avoir fuité des documents. Les fonctionnaires ne cautionnent plus le gouvernement. Ce ne sont pas des antipatriotes qui dénoncent des cas de corruption. Ils le font précisément parce qu’ils aiment leur pays. Ce qui explique les innombrables informations que nous recevons quotidiennement, en dépit des pressions et des répressions que les dénonciateurs doivent subir.

Comment se fait-il que des hauts cadres ont un deuxième numéro de téléphone qui est enregistré au nom des Bangladais ? Pourquoi les vitres de leurs voitures officielles sont-elles teintées et qui rencontrent-ils le soir ? Pourquoi un fournisseur qui vient d’être interrogé par l’ICAC doit-il rencontrer des responsables d’un ministère dans le nord du pays pour les tenir au courant du contenu de sa déposition ?

Q : Ce sont des révélations que vous nous faites. Donnerez-vous ces informations aux autorités concernées ?

La seule autorité qui compte pour moi, c’est la population. Je n’irai plus à l’ICAC. Je l’ai déjà fait, en vain. Je suis révolté parce que si l’ICAC avait agi comme il le fallait et si des mesures correctives avaient été prises, aujourd’hui plusieurs de nos compatriotes atteints de la Covid-19 seraient encore en vie. La police, au lieu d’agir sur les allégations de corruption, ne fait que persécuter des employés pour fuite d’informations. Il est donc hors de question que je m’y rende.

Je ne comprends pas d’ailleurs pourquoi toute la presse, y compris la MBC, avait été mise au courant de la descente de l’ICAC chez le directeur de « CPN Distributors Ltd ». N’importe qui, dans de telles circonstances, aurait su ce qu’il devait faire pour cacher la vérité. La façon d’opérer de la commission anti-corruption donne raison aux membres de l’opposition d’avoir démissionné du comité parlementaire de l’ICAC. Celle-ci doit nous dire ce qui s’est passé dans le cas d’Angus Road, St-Louis Gate, Pack & Blister, Bet 365, l’affaire Kedar Chapekar impliquant Showkutally Soodhun et tant d’autres encore.

Q : Que fera l’Opposition pour accentuer la pression sur le gouvernement ?

Il ne faut pas oublier que la majorité de ces scandales ont été révélés par l’opposition. Même le Premier ministre a avoué avoir appris l’affaire Molnupiravir à travers la PNQ de Xavier Duval. Cela prouve que l’opposition assume ses responsabilités que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du Parlement. J’espère que la population en est consciente. Mais quelque part, le peuple mérite aussi le gouvernement qu’il a voté, bien qu’il y ait eu des irrégularités aux dernières élections. Je peux néanmoins vous dire que les jours du gouvernement sont comptés. Une fois les restrictions sanitaires terminées, ce sera dans l’intérêt de Pravind Jugnauth et de son gouvernement qu’ils démissionnent.

Q : D’ici là, l’opposition parlementaire continuera-t-elle à faire feu de tout bois ?

Évidemment ! Mais il ne s’agit pas uniquement de faire feu de tout bois pour faire partir le gouvernement. Pou allé li pou allé mem, pena aukaine doute sa. Mais il nous incombe aussi de préparer une équipe qui pourra éventuellement sortir le pays du gouffre où il se trouve. C’est un travail colossal puisqu’il y a tout un système à changer. Il nous faut tirer des leçons de ce qui se passe actuellement pour assurer que cela ne se reproduise plus.

Nous avons, au sein du PTr, une équipe composée de parlementaires, de membres du bureau politique et du leader, le Dr Navin Ramgoolam, qui travaille sur un plan pour tous les secteurs. Nous apporterons ce changement ensemble avec la population. Le maître-mot, pour moi, ce sera la transparence et la franchise. 

Q : Vous ne parlez pas des autres partis de l’opposition. Le PTr travaillera-t-il avec eux pour faire avancer la cause de la population ?

Le PTr est un parti autonome et, à ce titre, il se prépare pour l’avenir du pays. Il n’y a cependant pas de doute qu’il continuera à collaborer avec les autres partis. Au Parlement d’ailleurs, toute l’opposition est regroupée derrière le leader de l’Opposition. Nous regardons tous dans une seule direction et nous travaillons ensemble, même avec les partis extra-parlementaires quand il le faut, dans l’intérêt du pays. C’est cette unité de l’opposition qui donne des sueurs froides au gouvernement et à Pravind Jugnauth.

Q : Pourquoi l’Opposition résiste-t-elle à une nouvelle demande de Bhadain, Valayden et consorts de démissionner en bloc du Parlement ?

Tout simplement parce que les répercussions risquent d’être très graves pour le pays. Démissionner du Parlement équivaudrait à donner carte blanche au gouvernement pour qu’il fasse ce qu’il veut, quand il veut car la loi ne prévoit des élections qu’après plusieurs mois. Avec une majorité de trois-quarts, le MSM-ML pourra apporter des lois et amender la Constitution comme bon lui semble.

Il ne faut pas oublier non plus que c’est principalement l’Opposition, à travers des PNQs et des questions parlementaires, que bon nombre de scandales ont éclaté. L’Opposition a été votée pour agir comme un chien de garde contre les abus et les mauvaises pratiques et elle s’y attèle sans relâche. Auriez-vous appris les scandales Hyperpharm et Molnupiravir révélés à travers une PNQ, Pack & Blister dont j’ai été l’auteur d’une question parlementaire, les tracteurs défectueux acquis au coût de Rs 79 millions à travers une question de Fabrice David et encore tant d’autres si l’Opposition ne faisait pas son travail correctement ?

Et puis, qui nous dit que le Premier ministre donnerait des élections générales en cas d’une démission en bloc de l’Opposition ? Selon la loi, rien ne l’empêche de donner des élections partielles. Il peut d’ailleurs s’abstenir d’aligner des candidats, comme il l’avait fait au no. 18 en 2017. Devrions-nous démissionner pour ensuite nous présenter de nouveau devant l’électorat pour des partielles ? N’est-ce pas un gaspillage des fonds publics ? Donc, la démission de l’Opposition n’est pas, de mon point de vue, une solution. Il ne faut pas dévier l’attention de l’essentiel. C’est le gouvernement qui doit partir. Point barre.