- « Y a-t-il une femme à la tête de la police qui donne des instructions à certains enquêteurs de la SST ? »
Le fonctionnement du Parlement, l’affaire Franklin, la lutte contre la drogue, l’économie… Ce sont autant de sujets que nous avons abordé avec le Dr Arvin Boolell, chef de file du PTr au Parlement, qui est toutefois toujours sous le coup d’une suspension…
Zahirah RADHA
Q : Le Speaker dit n’avoir reçu aucune demande officielle concernant votre requête lancée publiquement pour qu’il annule votre suspension du Parlement. Comptez-vous le faire ?
C’était un appel collectif lancé par l’Opposition pour la bonne marche de la démocratie parlementaire. C’était une occasion pour le Speaker et le Leader of the House de se ressaisir. Je m’attendais à ce qu’ils suivent l’exemple de l’ancien Premier ministre Navin Ramgoolam qui, dans sa sagesse et en tant que bon démocrate, avait présenté une motion pour permettre à Paul Bérenger de retrouver sa place au Parlement suivant une suspension indéterminée, même si cela, j’imagine, n’avait pas plu au Speaker d’alors. Sa motion avait fait suite à un jugement de la Cour suprême qui avait statué que le Parlement devrait gérer ses propres problèmes, en vertu de la séparation des pouvoirs, à moins qu’il y ait de violations flagrantes des droits humains, comme ce fut le cas pour Navin Ramgoolam en janvier 1993 lorsqu’on voulait lui faire perdre son siège au Parlement.
La motion de Navin Ramgoolam avait prouvé qu’il n’y avait pas de collusion entre le Speaker et le Leader of the House, contrairement à ce qu’on voit aujourd’hui. La déclaration faite par le Speaker est étonnante, et je suis sûr qu’elle a été faite après consultation avec le Leader of the House. La demande collective de l’Opposition visait à donner l’occasion au Speaker pour qu’il se ressaisisse. Il n’a jamais été question d’envoyer une lettre. Je ne vais pas me courber devant lui, et je n’ai aucune intention de lui présenter des « unreserved apologies », comme il l’a demandé. Over my dead body ! D’ailleurs, je constate que le Speaker est toujours aussi partial dans son approche.
Q : J’imagine que vous faites allusion au nom et à la photo de Jasmine Toulouse qui ont été brandis par le Premier ministre au Parlement, contrairement aux ‘standing orders’, et qui a fait l’objet d’une dénonciation officielle adressée au Speaker par Patrick Assirvaden…
Patrick Assirvaden a très bien fait, en rappelant au Speaker que le nom d’une personne qui n’est pas présente au Parlement ne peut pas être prononcé. Je suis content qu’il a soulevé la question avec l’‘Inter Parliamentary Union’ (IPU), dont il est membre. La séparation des pouvoirs est importante. Il faut qu’il y ait une ligne de démarcation claire et nette. Un Speaker ne peut pas socialiser avec les membres du gouvernement au Parlement. Un Speaker averti, qui connait les « standing orders », aurait d’ailleurs rappelé le Premier ministre à l’ordre. Ce n’est pas la première fois que le Speaker tolère les droits excédentaires du chef du gouvernement. La preuve, il lui a permis de donner une réponse kilométrique de plus de trente minutes rien que pour la première question de la PMQT, sans lui rappeler qu’il s’agissait d’un abus du temps. Mais je félicite l’Opposition pour sa ténacité, sa solidarité et son refus de se plier devant le Speaker qui veut la museler.
Q : La police a mis six longues années avant d’envoyer son dossier sur l’enquête Franklin, initiée en 2016, au DPP. Est-ce normal dans un pays où le chef du gouvernement dit vouloir « kas lerein trafiquants » ?
Si le combat contre la mafia de la drogue est effectivement sa priorité, il aurait dû assumer ses responsabilités. Déjà, quand son nom avait été cité par le trafiquant Peroumal Veeren lors des travaux de la commission d’enquête sur la drogue, il aurait dû s’y présenter pour déposer. Maintenant, il tente de faire la politique sur cette commission. Faut-il que je lui rappelle quels sont les noms qui sont mentionnés dans ce rapport ? Aujourd’hui, Maurice est devenu une plaque tournante de la drogue, selon le ‘United Nations Office on Drugs and Crime’.
Ce fléau a infiltré les écoles et touche de nombreux jeunes. J’en ai personnellement témoigné et j’ai dû intervenir auprès du corps enseignant d’un certain établissement. Les ‘hard drugs’, comme l’héroïne et la cocaïne, ont augmenté par plus de 35% à Maurice. Selon un rapport de l’Alzheimer International Society, il y aura une haute incidence de démence parmi ceux qui atteindront l’âge de 40 ans dans les 15 ans à venir. C’est ce qu’on appelle « bat dan latet ».
S’il y avait une lutte sans merci contre la drogue, il n’y aurait pas eu de « rave parties » avec de la cocaïne qui coule à flots. Dans le cas de l’Eco Deer Park Association, tout indique qu’il y a un lien entre un proche du MSM et des barons de la drogue. L’affaire tractopelle est au point mort et on ne sait toujours pas qui sont ceux qui font partie de ce réseau. Malgré ce que prétend le Premier ministre, c’est une lutte qu’on perd davantage sous ce gouvernement. L’affaire Franklin le prouve. Franklin est-il le véritable boss ? Je ne souscris pas à des on-dits, mais si Franklin ouvre sa bouche, sa gouvernema la pou collapse couma ene House of Cards, Lakwizinn prend difé.
Q : Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Le réseau Franklin a sévi pendant des années et il y a eu une sentence de sept ans qui a été prononcée contre lui in abstentia à La Réunion. Il y a des interrogations sur la présence d’un proche de Pravind Jugnauth, en l’occurrence M. Seetaram, sur la coque du Wakashio. Il y a beaucoup de questions qui sont restées sans réponses depuis l’affaire tractopelle. Au lieu de démanteler l’ADSU et mettre en application les recommandations du rapport Lam Shang Leen, une ‘Special Striking Team’ (SST) a été créée avec l’ASP Jagaï à sa tête. Cette unité est, semble-t-il, redevable envers Lakwizinn. D’ailleurs, dans le jugement de l’affaire Akil Bissessur, la magistrate Vidya Mungroo-Jugurnath a fait état d’un arrêt à Hillcrest où un officier de la SST a recherché des instructions auprès d’une dame. Qui est cette dame ? Y a-t-il une femme à la tête de la police qui donne des instructions à certains enquêteurs de la SST ? C’est une bataille perdue sous ce gouvernement.
Q : Les autorités se penchent plus sur l’aspect de blanchiment d’argent dans l’affaire Franklin. Cela vous surprend-t-il ?
Il y a tellement d’interrogations dans l’affaire Franklin. Rien que la traduction de l’enquête menée dans le sillage de la commission rogatoire a pris des années et des années. Les autorités françaises ont fait plusieurs demandes pour obtenir certaines informations, mais en vain. On verra maintenant ce que la demande d’extradition donnera. Pendant tout ce temps, justice has been denied.
Sous la FIAMLA, le blanchiment d’argent n’est passible que d’une amende. Quand vous regardez la chronologie des événements, il est clair que le gouvernement n’a pas été réceptif à la demande des autorités françaises dès le premier jour. Et lorsque Franklin s’est lui-même fait piéger, il n’est inquiété que pour le blanchiment d’argent. Ce n’est qu’avec la pression exercée par l’opposition, la presse et le public qu’on parle maintenant d’extradition.
N’oubliez pas que dans le passé, SAJ avait, sous l’Immigration Act, littéralement déporté Mme. Biganama manu militari alors qu’elle était enceinte de huit mois. Il y a ensuite eu le cas du Slovaque Peter Uricek, déporté malgré un ordre de la Cour. Le Premier ministre a raison quand il parle d’une infiltration de la mafia dans des institutions.
Q : Mais il a tenté de renvoyer la balle dans le camp de l’opposition !
Il faut savoir qui sont ces mafieux qui ont infiltré ces institutions. Je ne parlerai pas du cas de Sherry Singh qui est subitement devenu indésirable alors qu’il avait été, pendant tout ce temps, proche du gouvernement. Je demande à la ‘Financial Intelligence Unit’ (FIU), à l’ICAC et à l’‘Integrity Reporting Services Agency’ (IRSA) de bien faire leur travail. Jusqu’ici, ces institutions n’ont pas encore convoqué Franklin. J’ai entendu le Premier ministre parler d’une ‘Financial Crime Commission’ qui sera chapeautée par l’ICAC.
Je vous rappelle que des députés de l’Opposition ont démissionné du comité parlementaire de l’ICAC parce que cette commission ne fonctionne pas. J’ai posé quatre PNQ sur l’affaire Angus Road. J’ai montré, preuve à l’appui, qu’il y a eu des paiements en liquide de plus de Rs 300 000. Il y a eu des affaires en cour. Mais l’ICAC a-t-elle fait son enquête comme il se doit ? Nous vivons dans un pays de McMafia et de money politics.
Q : Outre des on-dits sur le financement de certaines personnalités politiques du gouvernement par le réseau Franklin, des allégations de bribes, de l’ordre de Rs 3, 5 millions, impliquant un ministre, sont venues se greffer à cette affaire. Est-il possible que celle-ci soit liée à des connexions politiques, d’où la protection occulte dont semble jouir le principal protagoniste ?
La première question qu’il faut se demander : l’Eco Deer Park Association appartient-elle à quelqu’un qui répond sous le nom de M. Choolun ? Je m’attends à ce qu’un integrity report soit commandité. C’est uniquement sous pression que le bail a été résilié après qu’il y ait eu des ‘rave parties’. Qui était l’organisateur de ces rave parties ? Le nom de Franklin a été mentionné. Y a-t-il quelqu’un d’autre que Franklin ? Il faut savoir qu’il y a des demandes pour des drogues dans certains hôtels. Aujourd’hui, le prête-nom est devenu un acquis dans l’opération « rincé, percé, met sec ». Il y a tout un circuit qui est concerné.
Franklin, qui est condamné par une cour de justice, a pu se rendre à Madagascar et à Dubaï. Doit-on donc s’étonner qu’il y ait eu une Black Label Party où des cuisses de cerfs ont été partagées ? Tout est mercantilisé. Maintenant, il y a un whistleblower qui a tout déballé à l’ICAC. Il dit même avoir vendu sa pelleteuse pour pouvoir satisfaire les demandes d’un conseiller de ministre. C’est un cas flagrant de bribery. J’espère que l’ICAC fait son travail avec diligence.
Q : Faut-il s’attendre à des développements, sachant que dans plusieurs cas, des enquêtes de la commission anticorruption trainent toujours ?
La mise en place d’une Financial Crime Commission transformera l’ICAC en un monstre. Envers qui celle-ci sera-t-elle redevable ? Envers la population ou envers un parti politique ? On veillera à ce qu’il n’y ait pas de U-Turn dans cette affaire où un ministre est maintenant concerné. D’autant qu’un dénonciateur, qui a retenu les services de Me Yash Bhadain, a vidé son sac à l’ICAC.
Dans l’affaire Saint-Louis, Ivan Collendavelloo avait été révoqué du cabinet ministériel sur la base d’un morceau de papier où était inscrit son nom. Dans le présent cas, il y a un whistleblower qui est venu avec des informations fiables qui seront corroborées avec la version de celui qui a accédé à la requête d’effectuer ce paiement. C’est encore plus grave.
Q : Vous avez aussi fait état, sur une publication sur Facebook, d’un élevage de singes à Rose-Belle. De quoi s’agit-il ?
Le permis concerne un terrain de 350 arpents à Rose-Belle pour l’élevage de singes. Ce projet de la compagnie Hammer Head International Ltd avait déjà été approuvé et démarré avant même que le ministère de l’Agro-industrie n’émette la ‘letter of intent’. Celle-ci n’a été octroyée que sous pression de l’Opposition et la presse. Il faut se demander pourquoi. Où est la bonne gouvernance ? N’oubliez pas que Maurice vient tout juste de sortir de la liste grise de l’ESAAMLG et la liste noire de l’UE. D’ailleurs, nous sommes encore une fois sous surveillance après l’affaire Adani qui a utilisé des shell companies à Maurice pour faire gonfler ses actions.
Outre d’être une tax haven et une plaque tournante de la drogue, Maurice devient maintenant un havre pour le blanchiment d’argent et le ‘round tripping’. Quand il s’agit de crimes transfrontaliers, on doit prendre les devants pour répondre à l’appel des pays qui croient foncièrement dans la démocratie et qui se plient devant la European Court of Human Rights. Quand on agit tardivement, c’est notre réputation ainsi que le bon déroulement de notre démocratie qui sont compromis. La séparation des pouvoirs est brouillée. Sous ce gouvernement véreux, la réputation de notre pays en prend un sale coup, que ce soit selon le rapport V-Dem qui cite Maurice comme un pays en voie d’autocratie, le Global Economics Prospect Report de la World Bank, le Moody’s Report, le Country’s Report du FMI ou encore le Transparency International Report 2023.
Q : La séparation des pouvoirs n’est-elle pas davantage compromise avec la déclaration insultante faite par le Premier ministre contre une magistrate à Surinam récemment ?
D’abord, cette rencontre elle-même était un affront aux ministres de cette communauté et ceux de la circonscription concernée, puisqu’elle a été tenue sans leur présence. Ensuite, il a utilisé cette plateforme pour mettre en doute la compétence d’une magistrate qui a été nommée par la ‘Judicial and Legal Services Commission’ (JLSC), présidée par la cheffe-juge, Rehana Mungly-Gulbul. Cette dernière ne peut pas rester tranquille, d’autant qu’elle peut aussi être appelée à faire la suppléance à la présidence. Il en est de même pour le nouveau DPP qui a fait face à une campagne de harcèlement.
Selon la bande sonore circulée par le député Eshan Juman, il est clair que le Premier ministre a commis un contempt of court. Il veut maintenant justifier l’injustifiable. Ce gouvernement joue d’ailleurs avec l’arme communale. Mais ses jours sont comptés. Le pays mérite mieux.
Q : Il est évident, selon le dernier rapport de l’Audit, que les gaspillages à gogo des fonds publics perdurent tandis que la population continue de souffrir de la cherté de la vie. N’est-ce pas paradoxal ?
C’est inacceptable ! C’est pour cela que nous avions, au PTr, proposé un Programme-Based Budgeting. Cela aurait permis plus de transparence et de redevabilité. Il faut qu’on revoie le mode de fonctionnement du Parlement pour permettre aux ministres de répondre devant des comités parlementaires, comme c’est le cas en Angleterre.
La BoM doit cesser d’être l’ATM du gouvernement tandis que la population souffre énormément. Au lieu de transférer des titres gouvernementaux à la Banque de Maurice pour la recapitaliser, conformément à la Section 10(5) de la BoM Act, suivant la chute du capital et des réserves, passant de Rs 10 milliards à Rs 5 milliards en décembre 2022, le gouvernement a choisi de déprécier la roupie en vue de gonfler artificiellement les caisses de la BoM. C’était le même cas en 2020-2021 suivant le transfert de Rs 55 milliards dans les caisses du gouvernement.
La roupie s’est dépréciée par plus de 7% par rapport au dollar et à l’euro depuis le début de cette année. L’euro a franchi la barre de Rs 50 alors que le dollar frôle les Rs 48. Ce qui accentue la pression sur les prix, tout en augmentant l’inflation qui est déjà à deux chiffres. C’est la population qui paye le prix fort alors que les caisses de l’État sont renflouées à travers les revenus de la TVA, et des carburants, entre autres.
La dépréciation de la roupie et le taux élevé de l’inflation finiront par déstabiliser l’économie, puisqu’ils décourageront l’investissement et impacteront la croissance. Mais le gouvernement semble s’en fiche et continue de faire des promesses populistes. C’est pour cela que ce gouvernement doit partir.