Milan Meetarbhan, Docteur en Droit international
- « Je trouve inquiétant que depuis quelque temps, l’article 77 des ‘Standing Orders’ devienne un fourre-tout qui permet au Speaker de s’octroyer tous les pouvoirs non-prévus par les textes et jamais adoptés par le Parlement »
Milan Meetarbhan, Docteur en droit international, fait le point sur le déroulement des travaux parlementaires. Il évoque, dans l’entretien qui suit, l’indignation des Mauriciens au vu de ce qui se passe à l’Assemblée nationale, en envoyant dans la foulée un pavé dans la mare du Premier ministre. Il s’inquiète aussi de l’utilisation abusive de l’article 77 des ‘Standing Orders’ par le Speaker pour s’arroger des pouvoirs dont il ne dispose pas, et se réjouit, par ailleurs, de la célérité avec laquelle la cour a agi concernant la suspension du Dr Boolell, en soutenant que ce dernier a été rétabli dans ses droits.
Q : Au vu de ce qui se passe à l’Assemblée nationale semaine après semaine, diriez-vous que le Parlement est toujours le Temple de la démocratie ?
J’estime qu’ils sont nombreux nos compatriotes qui ne sont pas si fiers d’être Mauriciens au vu de ce qui se passe au sein de l’Assemblée nationale. On n’aurait jamais pu imaginer que cela puisse se passer à Maurice. Mais si les Mauriciens sont indignés, tel n’est pas le cas pour celui qui occupe les fonctions de Premier ministre qui est aussi celui qui a nommé le Speaker à ce poste, et qui plus est, n’a rien trouvé à redire jusqu’ici sur la conduite des travaux parlementaires. On peut assumer qu’il n’a rien à dire et qu’il est satisfait du comportement de son « nominé ». Par contre, il ne se gêne pas pour faire des déclarations au Parlement, et même déposer des photos quand il s’agit de faire des commentaires sur ses adversaires politiques ou ceux qui sont censés être proches des partis de l’opposition.
Q : Des propos tenus par un élu en dehors de l’hémicycle peuvent-ils faire l’objet d’une sanction, sous forme de suspension, au niveau du Parlement par le Speaker, ou l’affaire doit-elle être référée au DPP en cas de soupçon de « Contempt of Assembly » ?
Les propos tenus par un élu ou tout autre citoyen en dehors du Parlement peuvent être sanctionnés par la justice au cas où ils sont jugés insultants ou diffamatoires. Est-ce qu’il existe ou devrait exister en droit une différence dans la façon dont l’affaire est traitée selon que les propos sont tenus par un député ou non ? À mon avis, la réponse est non. Les recours dont dispose celui qui se sent lésé par ces propos devraient être les mêmes.
Si des propos portent atteinte à la dignité du Parlement, l’Assemblée peut décider de référer l’affaire au DPP, qui décide en toute indépendance de la marche à suivre. Au cas où une action civile ou pénale est entamée contre l’élu, il se défendra devant une cour de justice et il pourra justifier ses propos. Toutefois si les propos tenus hors du Parlement portent atteinte à l’intégrité du Speaker, et que celui-ci décide de ne pas intenter une action en justice, mais de se prévaloir des pouvoirs qu’il estime détenir pour sanctionner le député sans que celui-ci ait l’occasion de se défendre, le Speaker devient alors juge et partie.
Q : Le Speaker s’est-il donc arrogé des pouvoirs dont il ne dispose pas en suspendant le Dr Boolell ?
Ils sont nombreux les juristes qui ont déclaré ces jours-ci qu’ils estiment que les dispositions invoquées par le Speaker pour justifier son action dans le cas d’Arvin Boolell ne s’appliquent pas quand des propos ont été tenus par un élu hors du Parlement. Le Speaker et probablement ses conseillers juridiques en avaient une lecture différente. Il revient donc à la Cour suprême de trancher et décider si le Speaker a raison d’invoquer les dispositions citées dans sa déclaration de mardi dernier.
Ceci dit, je trouve inquiétant que depuis quelque temps, l’article 77 des ‘Standing Orders’ devienne un fourre-tout qui permet à un Speaker de s’octroyer tous les pouvoirs non-prévus par les textes et jamais adoptés par le Parlement. Cette disposition qui est invoquée ces jours-ci fait partie des règles de procédure qu’on retrouve dans ce qu’il convient d’appeler le ‘Law of Meetings’, et qui a pour but de permettre à un président de décider séance tenante de la marche à suivre au cas où une situation imprévue survienne et qu’elle n’a pas été prévue par les textes. Dire que cette disposition peut être invoquée pour s’arroger tous les pouvoirs non prévus par les textes relève, à mon avis de juriste, d’un raisonnement contestable.
Q : Cette suspension du chef de file du PTr au Parlement, avant qu’elle ne soit gelée par la cour, peut-elle être interprétée comme une censure de la liberté d’expression ?
La liberté d’expression comporte des exceptions notamment en ce qui concerne la diffamation. Toutefois, c’est à un juge de se prononcer après avoir écouté les plaidoiries des avocats des parties concernées. Or, dans le cas qui domine l’actualité en ce moment, on a voulu priver le député de ses droits, sans qu’il n’ait l’occasion de se défendre ou de s’expliquer.
Q : Y a-t-il, selon vous, une perversion des ‘standing orders’ par le Speaker pour pénaliser l’opposition parlementaire ?
On peut comprendre que pour le bon déroulement des travaux d’une Assemblée, celui qui occupe la présidence devrait disposer de certains pouvoirs discrétionnaires qui le permet d’assurer ce bon déroulement. Encore faut-il que le mécanisme pour sanctionner tout abus de ses pouvoirs ou utilisation arbitraire, partisane ou « infâme » de ces pouvoirs, existe. Mais qu’est- ce qui justifie que le président de séance puisse également détenir des pouvoirs qui lui permettent de décider que des propos tenus à l’extérieur de l’Hémicycle sont outrageants à son égard et doivent être sanctionnés ?
Est-ce que ce même président de séance est autorisé à assimiler sa personne à celle de l’institution et peut décréter que toute critique à l’égard de sa personne constitue en fait une atteinte à la dignité de l’institution ? Si le président affirme, au contraire, que des propos tenus portent atteinte à ses fonctions et non à sa personne, la question qui se pose c’est, est-ce le président lui-même, de par son comportement, porte atteinte à la dignité de sa fonction et dans ce cas, qui devrait le sanctionner ? Ne parlons pas à Maurice de motion de censure votée par les parlementaires comme l’ultime recours contre le comportement du président, car la majorité gouvernementale ne vote jamais contre le gouvernement ou les nominés de celui-ci.
Q : Dans un tel contexte, un élu peut-il avoir recours à la Cour pour assurer que ses droits constitutionnels ne sont pas bafoués, comme l’a fait le Dr Boolell ?
La jurisprudence mauricienne a, jusqu’ici, toujours affirmé que les juges ne peuvent intervenir s’il y a litige quant au déroulement des travaux de l’Assemblée, que s’il y a eu violation de la Constitution. Il est important de souligner que la règle britannique de non-intervention judiciaire dans les affaires du Parlement repose sur la notion de souveraineté du Parlement. À Maurice, nous avons un régime constitutionnel qui repose sur la suprématie de la Constitution. Donc, la règle britannique ne peut être transposée dans son ensemble d’un pays où il n’existe pas de Constitution écrite, à un autre où la suprématie constitutionnelle est explicitement prévue par les textes.
D’autre part, au cas où la Cour suprême décide au final que l’interprétation des ‘Standing Orders’ par le Speaker est erronée, et au cas où cette décision intervient des mois, voire des années après, elle ne pourra réparer le tort causé au député qui a été privé de ses droits et de l’exercice de ses devoirs en tant qu’élu du peuple. Je pense qu’il est impératif que dans des cas similaires, les juges puissent ordonner que la suspension ne soit pas appliquée en attendant que la cour puisse se prononcer sur le fond.
Il est salutaire pour le ‘Rule of Law’ dans le pays que dans le cas qui retient l’attention actuellement (ndlr : la suspension du Dr Boolell), la suspension a été gelée en attendant la décision de la cour sur le fond. Cette décision rétablit le député Boolell dans ses droits, et la cour tranchera ultérieurement sur la légalité de la décision du Speaker fondée sur des dispositions des ‘Standing Orders’ qui sont sujettes à des interprétations différentes. La célérité avec laquelle cette affaire a été traitée par le judiciaire mérite également d’être saluée.
Q : Un éventuel gouvernement devrait-il venir de l’avant avec des garde-fous dans la loi pour éviter de telles dérives à l’avenir ?
Oui certainement. Mais comme je l’ai toujours dit, si les dispositions juridiques peuvent toujours être rehaussées, cela ne suffit pas. Si un régime au pouvoir n’a pas une culture démocratique et un engagement à respecter un code de conduite, les meilleurs textes au monde ne changeront pas grand-chose. Dans une démocratie, c’est le peuple qui choisit les gouvernants, et ce choix doit se faire en tenant compte des engagements des uns et des autres, et de la culture des uns et des autres par rapport aux valeurs démocratiques.